On ne peut s’empêcher de songer au superbe film de Wang Bing, à la fois nécessaire et insoutenable, « Le Fossé » (2012), devant cette nouvelle réalisation de la grande Agnieszka Holland : en Chine, l’utilisation de la famine, à la fin des camps de Mao, pour vider ces derniers des ultimes opposants « bourgeois » au Grand Bond en Avant ; ici, l’ « Holomodor », terme ukrainien désignant l’organisation délibérée, par Staline, d’une famine, de l’été 1931 à l’été 33 : sept millions de morts, dont quatre en Ukraine. Des campagnes affamées, afin tout à la fois de soutenir économiquement le « Miracle soviétique » et d’étouffer dans l’œuf les velléités nationalistes de certaines provinces riches en blé et jugées trop rétives.
Pour approcher ce chapitre connu des historiens, mais encore ignoré du grand public, l’ancienne assistante de Zanussi et Wajda, secondée par sa scénariste Andrea Chalupa, s’attache aux pas d’une figure historique : Gareth Jones (13 août 1905, Pays de Galles - 12 août 1935, Mongolie-intérieure), personnage éponyme dans la version originale, jeune Conseiller aux Affaires Étrangères britanniques en 1933 et qui, après un article retentissant sur un vol effectué en compagnie d’Hitler, décide de gagner Moscou pour y interviewer Staline sur l’extraordinaire prospérité économique de l’URSS.
D’une facture relativement classique, le film s’organise en trois volets, fluidement enchaînés mais toutefois clairement distincts :
- La procédure d’approche, depuis Londres et Moscou, qui permet de mesurer la frilosité des politiques, la cécité volontaire des journalistes (belle prestation de Peter Sarsgaard en Walter Duranty, correspondant du New-York Times, noyant dans des pratiques décadentes sa conscience corrompue) ou, à l’inverse, la mise en danger de leur vie s’ils osent se faire plus lucides (apparition aussi brève que marquante de Marcin Czarnik en Paul Kleb, qui propulse, par sa soudaine absence, l’avancée du scénario). Dans ce volet, la seule audace filmique réside par moments dans le filmage ; pour traduire le dynamisme de Gareth Jones, la caméra de Tomasz Naumiuk peut soudain s’agiter et secouer les plans, dans les scènes de déplacements, à la manière de Dziga Vertov dans « L’Homme à la caméra » (1929). Quand elle ne joue pas des glaces et reflets qui démultiplient l’image, annonçant les jeux de masques chez les individus et la superposition des visages que pourra prendre le réel, selon les versions ou les points de vue.
- Le point d’acmé, constitué par la découverte de l’Ukraine. Tout repose alors sur James Norton, qui incarne le journaliste confronté à l’objet de sa quête. Tout repose sur son visage épouvanté, hagard, découvrant les unes après les autres les réalités de la vie sous le joug stalinien, loin de la vitrine des grandes villes. Tout repose sur sa grande silhouette projetée, affolée, dans les bois, pendant que des coups de feu la traquent, titubant dans des maisons vides, gardées seulement par le cadavre de leurs occupants, ployée en deux par les vomissements lorsque l’Occidental se découvre cannibale... Très subtilement, l’image, alors totalement désaturée, vire presque au noir et blanc, dans ces paysages de neige et de bois, où les corps ont perdu les couleurs de la vie et ne sont plus que des cadavres allégés par la famine et entassés dans une brouette, quand ils ne sont pas purement et simplement abandonnés au linceul neigeux. Volet central à tous les sens du terme, expérience radicale et décisive, qui construit Gareth Jones autant qu’elle le brise. Volet insulaire, d’où toute musique a le bon goût d’être absente, et où seul, comme dans le film de Wang Bing, se fait entendre le bruit du vent. Bruit désolant, lancinant, qui semble souffler toute vie, et qui fait passer aussi le souvenir de l’immense réalisation de Béla Tarr, « Le Cheval de Turin » (2010). Seule mélodie, intradiégétique : les voix pures, angéliques, d’enfants chantant les horreurs de la famine. Chant dont la beauté se fait déchirante, et qui reviendra hanter la dernière partie du récit.
- Le retour vers la société agissante et l’urgence de témoigner. Mais comment rendre crédible un cauchemar ? Entre ceux qui ne voudront y croire, par intérêt personnel, stratégie diplomatique, et ceux qui ne pourront y croire, par déni idéologique, il sera aisé de faire passer pour fou celui qui a vu l’inconcevable. Dernier volet court, implacable, qui tombe comme un couperet.
Alors que le « devoir de mémoire » est chanté sur tous les tons, la réalisatrice polonaise livre un film d’une vive audace et d’une incroyable actualité. Avant même de se souvenir, peut-être faudrait-il oser voir. Or le « devoir de regard » peut-il faire l’objet d’une injonction universelle, même à l’heure d’internet et de la société de l’image ?