Des porcs qui s’entassent.
Une cahute délabrée au milieu d’un champ prospère.
Et enfin un écrivain amorçant son essai, nous expliquant ô combien l’histoire qu’il va nous narrer à ce petit quelque-chose de choquant et d’inimaginable.
Voilà comment commence cette « Ombre de Staline ».
Quelques premières images plutôt élégantes et significatives à défaut d’être inventives certes, mais surtout une écriture très explicite et un brin sensationnaliste qui m’a tout de suite fait grimacer.
Quand dès les premiers mots une œuvre trahit son intention de ne laisser aucune place à l’interprétation et au sous-entendu, moi j’ai tendance à considérer que ça n’augure rien de bon.
Et malheureusement dès la scène suivante la confirmation explose pleine face.
D’un côté le personnage du jeune et brillant Gareth Jones expliquant à son gouvernement qu’Hitler est un danger pour l’Europe et qu’une nouvelle guerre se prépare. De l’autre un rire unanime et méprisant accompagné de quelques « mais non qu’est-ce que vous racontez… Hitler faire la guerre ? Quelle absurdité ! Nous sommes si sûrs de nous ! Ho ! Ho ! »
A partir de là ce film vient de dévoiler tout son jeu sur la table.
Voilà à quelle sauce on va être mangé. Un gentil qui a raison face à des méchants qui ont tort. Pas de détails. Pas d’ambivalence. « L’ombre de Staline » ne sera que l’ombre d’une approche réflexive et subtile sur la période.
« L’ombre de Staline » ne questionnera pas.
« L’ombre de Staline » ne mettra rien en balance.
« L’ombre de Staline » n’appellera pas à penser.
Alors entendons-nous bien, la réflexion n’est pas pour moi une obligation au cinéma, même dans les reconstitutions historiques. Par exemple je suis particulièrement friand du « Patient anglais » ou bien d’ « Australia » alors qu’aucun de ces deux films n’a la prétention de nous faire comprendre quoi que ce soit sur la période abordée.
Seulement voilà, c’est là tout ce qui sépare cette « Ombre de Staline » de ces deux exemples sus-cités : la prétention.
…Car ce film entend bien nous faire la leçon.
Il est construit comme la révélation d’un pot aux roses ; d’une vérité que personne n’a voulu voir. « L’Ombre de Staline » a une morale. Il défend une cause. Il distribue les bons et les mauvais points parmi les acteurs – bien réels – de la politique et du journalisme d’hier.
Et pourtant, malgré la prétention de la démarche, ce film fait le choix d’une approche presque infantilisante. Je trouve par exemple assez saisissant que toute la première partie entende essentiellement se reposer sur un effet de mystère qui a trait à l’URSS stalinienne. A Londres on s’interroge sur les moyens dont dispose Staline pour investir autant en pleine crise. A Moscou on comprend que tout se joue en Ukraine mais que le secret y est remarquablement gardé. En somme on se retrouve toute une heure à faire monter la sauce sur ce grand mystère que toute personne qui a un vague souvenir de ses cours de 3e aura vite percé.
Et pour le coup j’avoue que ça me sidère un peu qu’un scénario puisse faire à ce point le pari de l’inculture de son public, surtout quand la prétention historique et mémorielle du film est aussi évidente.
D’ailleurs, au-delà même de l’inculture, il y aurait presque un pari sur la bêtise.
Car au fond le vrai problème de ce film ce n’est pas qu’on ne pense pas mais surtout qu’on ne veuille pas penser.
Toute l’intrigue n’est en définitive construite que sur des effets d’esbroufe. Et là où la première partie entendait se bâtir sur un suspense totalement inopportun, la seconde se replie quand-à-elle sur de l’émotion bien convenue.
Il s’agit simplement d’illustrer, d’indigner et de condamner, mais jamais d’expliquer, d’explorer ou – mieux encore – de rendre sensible.
Car c’est aussi lors de cette seconde partie que cette « Ombre de Staline » révèle également toutes ses limites de forme.
Et là encore la forme infantilise tant elle évite de vraiment traiter avec sens son sujet.
Parce que parti a bien été pris de montrer l’Holodomor. Et longuement en plus.
Seulement voilà pour nous en offrir quoi ?
Des démonstrations régulières pour bien marteler le fait que les gens ont faim.
Une gradation régulière dans l’horreur et l’inimaginable… Mais sans jamais l’incarner.
Il n'y a pas de sang dans l’Holodomor de « l’Ombre de Staline ». Pas vraiment de texture non plus. Les corps ne sont pas marqués. La violence presque invisible.
Voir l’Ukraine dans ce film c’est nous rendre irrémédiablement orphelin de « Requiem pour un Massacre » d’Elem Klimov ; le souvenir du second rendant encore plus patent les limites du premier.
L’ Holodomor à travers la caméra d’Agnieszka Holland a des faux airs de parc d’attractions.
A croire qu’aussi bien dans le fond que dans la forme, on ne soit pour ce film jamais rien de plus et rien de moins que des enfants.
Et franchement c’est dommage…
C’est dommage parce que, bien que dénuée de toute audace, la réalisation parvient souvent à poser des décors et des atmosphères.
C’est dommage parce que cette virée en plein arrière-pays soviétique aurait pu être l’opportunité d’une vraie plongée en enfer dans un monde riche de sens et de sensation.
C’est dommage enfin parce que s’il avait fait le choix de l’expérience plutôt que de l’académisme, ce film aurait pu être une vraie proposition de cinéma.
C’est même d’ailleurs pour toutes ces possibilités qu’il offre et qu’il laisse parfois entrevoir que je n’arrive pas totalement à la rejeter, cette « Ombre de Staline ».
(Cette seule scène où on voit Gareth être encerclé de gamins cannibales m’a d’ailleurs suffi pour considérer mon déplacement comme n’étant pas totalement inutile.)
Malgré tout, le résultat reste là.
Et d’une certaine manière c’est la conclusion de ce film qui rappelle à quel point le poids de ces choix calamiteux pèse dans la balance.
Car face à une dénonciation finale aussi grossière, passablement erronée et surtout aussi grotesque, il est difficile d’arriver à sauver l’ensemble.
Réduire les enjeux diplomatiques de « l’avant-guerre » à de banales préoccupations commerciales, c’est franchement contestable.
Conclure sur un échange Jones / Orwell aux accents terriblement conservateurs où tout espoir d’utopie ou de réforme est rendu caduc, ça aussi c’est particulièrement contestable pour ne pas dire intellectuellement malhonnête.
Et puis fermer le film en montrant bien à quel point le monde brime les gentils et récompense les méchants – le tout en se présentant comme le digne continuateur de la « Ferme des animaux » d’Orwell – là encore c’est quand même aller très loin dans le burinage moralisateur.
Mais bon, que voulez-vous…
L’air du temps est à ça en ce moment.
L’académisme d’ailleurs a toujours été aussi à ça.
A remplacer la réflexion par l’émotion.
A troquer la compréhension par la morale.
A réduire la politique à l’indignation.
Alors peut-être qu’à Moscou les oies fidèles se sentiront rassasiées, mais pour d’autres comme moi, ce cinéma là, ça a quand-même un arrière-goût de disette…