L'Outrage
6.5
L'Outrage

Film de Martin Ritt (1964)

[Ceci n'est pas une critique, mais un petit exercice comparatif . Attention aux spoilers]


14 ans séparent la sortie de Rashōmon (critique ici) et celle de The Outrage, son remake américain réalisé par Martin Ritt. Je les ai découverts avec un jour d'écart.


Dès le premier plan, la tonalité western est donnée. Si la pluie torrentielle est toujours de la partie, le portique Rashōmon laisse place à une gare en tout aussi piteux état. À la place du bonze, du bûcheron et du passant, nous retrouvons un prêtre, un chercheur d'or et un médecin charlatan. La même construction narrative se met en place. Les deux premiers nourrissent la curiosité du troisième en revenant sur le curieux procès auquel ils ont assisté en tant que témoins. L'affaire concerne le meurtre d'un colonel de la confédération (samouraï) et le viol de sa femme. L'accusé est un bandit mexicain. Quatre versions contradictoires émergent. Yee Haw !



Le jeu des "différences"



The Outrage est plus verbeux. Il décrit plus qu'il ne montre. Rashōmon parvenait à nous impliquer sensoriellement par une succession de passages excellemment bien mis en scène. Pour nous faire ressentir la chaleur écrasante, un simple plan du malfrat allongé en train de boire de l'eau est bien plus explicite qu'une description en voix off.



The sun was high ,pouring life and warmth all over the face of the earth



Les dialogues sont plus touffus. Ils explicitent les états d'âme des personnages et résument ce qu'on peut tirer de chacune des histoires, laissant moins de place au mystère. Les actes violents sont montrés plus explicitement, mais ne sont pas plus marquants pour autant.


The Outrage ne laisse pas autant de temps pour faire émerger les émotions. La scène du témoignage de l'épouse illustre bien ce constat. Elle y affirme que, suite à son viol, le regard de son mari était si méprisant et dédaigneux qu'elle l'a assassiné. Dans les deux films, ce passage dure une dizaine de minutes. Dans Rashōmon , presque la moitié du temps est consacré sur cette bataille des regards. Cette lenteur et l'exagération des traits expressifs des acteurs nous laissent le temps d'imprimer ce basculement irrationnel. Nous ressentons ce qu'elle ressent. Nous sommes dans sa tête juste avant l'acte suprême. Dans The Outrage, c'est un peu vite expédié. La folie devient rapide, hystérique et téléphonée. On y croit beaucoup moins. Et ce n'est pas le plan onirique douteux suivant qui va nous faire changer d'avis.


The Outrage n'a pas la même attention des détails. Dans Rashōmon , chaque plan et chaque dialogue étaient bien maîtrisés. L'objectif était de laisser planer un doute; de parsemer des indices qui se contredisent parfaitement. Ici je trouve que l'équilibre est beaucoup moins tenu. Par ailleurs, les deux affrontements sont ici assez risibles. Martin Ritt a beau tenter de justifier le non-usage des pistolets, encore une fois ça ne fait pas mouche sur moi.


The Outrage est parfois incohérent historiquement parlant. La transposition au Far West atteint ses limites avec l'intervention du shaman indien qui apporte le témoignage du mort au procès. Je peux concevoir que c'est crédible dans un vieux Japon porté sur une spiritualité plus ouverture, mais là ça me semble un tour de passe-passe totalement artificiel. Un shaman dans une procédure judiciaire au 19e siècle... Sérieusement ? D'autant que dans Rashōmon, le doute planait sur les capacités du sorcier. La sobriété de la scène ouvrait la possibilité qu'il puisse totalement affabuler. Ici on le droit à une scène de transe un peu ridicule durant laquelle l'Indien répète mot pour mot les paroles du mort.


En fait mon principal reproche au film c'est d'essayer de trop coller à son ainé nippon sur le plan formel. Martin Ritt a tenté de reproduire bons nombres de plans et de reprendre des dialogues ainsi que des idées de mises en scène. La comparaison s'impose naturellement, mais elle n'est pas en sa faveur.



Un message renforcé



Le film gagne beaucoup plus en intérêt lorsqu'il s'écarte de son ainé. Les nouveautés qu'il apporte renforcent la vision pessimiste que le "conte" porte sur l'Homme.


Campé par un Edward G. Robinson en pleine forme, le personnage du médecin charlatan est très cynique. Il se vante de ses escroqueries et du fait qu'il a failli provoquer la mort dans la ville qu'il souhaite quitter. Il rit à gorge déployée à l'annonce des détails "croustillants" autour de l'affaire. Il voit le monde comme un vaste jeu de dupe.



You like to think people are big.



Big heroes, big villans, big something or other.



But no, this is the way they are.



Just plain selfish, cowardly , rotten.



And not even honest about it.



La témoignage de l'accusé est également beaucoup plus à charge. Dans Rashōmon, la scène était très épurée, un simple gros plan renforçant la folie du personnage. Ici nous avons le droit à un tribunal public. Le mexicain est attaché par terre. Il est entouré du regard vindicatif de tous les cow-boys qui le voit comme un "macaque", un étranger coupable. Son acte n'est pas teinté de vantardise, mais d'une volonté de remettre en cause l'ordre établi par les "gringos"


Le témoignage final du chercheur d'or apporte une variation intéressante. Le colonel serait mort accidentellement en trébuchant sur le poignard. Une vision absurde et cruelle qui souligne encore mieux les efforts des autres témoins pour tenter de redorer leur blason et dissimuler leur nature profonde.


Enfin le prêtre est encore plus impliqué dans la construction du message final. Dès le départ, nous apprenons qu'il attend le train pour quitter la ville. L'affaire l'a chamboulé au point de perdre sa foi en l'Homme et d'abandonner ses fidèles. Lorsque la vérité éclate et que le chercheur d'or décide d'accueillir le nouveau-né, le prêtre est profondément touché. Il reprend espoir et décide de rester. Finalement seul l'escroc part avec le train.



On dit que l'infamie des hommes a fait fuir le démon de Rashōmon.





Oui, Martin Ritt n'est définitivement pas Kurosawa. The Outrage est formellement moins maîtrisé et beaucoup moins poétique, mais il parvient tout de même à livrer le cœur du message avec plus de force.

GigaHeartz
6
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le 16 mai 2016

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