Après Lola, Les Parapluies de Cherbourg et bientôt les Demoiselles de Rochefort, la petite bande de Jacques Demy (sa famille et quelques techniciens) a également restauré La Baie des anges, film sorti en 1962, tourné après Lola, tant les producteurs faisaient alors la fine bouche sur les projets musicaux du réalisateur nantais. Tourné en noir et blanc, le film évoque la double passion du jeu et de l’amour au travers de la rencontre entre Jackie Demaistre, une femme divorcée dévorée par la joie incomparable que lui procure la fréquentation des casinos, et Jean Fournier, un jeune employé de banque qu’un de ses collègues amène à fréquenter les cercles de jeux, dévoré pour ce qui le concerne par l’amour fou qu’il éprouve pour cette femme-enfant, dont la gaieté apparente dissimule une profonde tristesse.

Qu’elle soit donc amoureuse ou liée au jeu, la passion finit toujours par être destructrice et terriblement séductrice dans la mesure où elle procure des poussées de bonheur et de joie suspendues de manière presque dérisoire au verdict d’une petite bille s’arrêtant enfin sur une roulette. Tantôt riches à millions, tantôt ruinés d’avoir tout perdu, dans les deux cas dans une rapidité étourdissante, Jackie et Jean ont un besoin vital et viscéral l’un de l’autre : lui parce qu’il est totalement amoureux, elle parce qu’elle prétend que sa compagnie lui est bénéfique et lui porte chance. L’argent gagné est aussitôt dépensé en restaurants et en hôtels de luxe, dans une belle décapotable et dans des vêtements chic, mais jamais épargné ou utilisé à des objectifs plus durables. C’est le royaume de l’instantanéité, de la vie qui se réinvente à chaque instant quand tout a été perdu et qu’il faut bien trouver une échappatoire.

Dans la lumière blanche et aveuglante de la Côte d’Azur, le duo de joueurs apparait comme un couple de vampires vivant jusqu’au bout de la nuit, s’offrant un dernier verre au petit matin avant d’aller se coucher. Les robes de Jackie aussi blanches que sa coiffure blonde servent de paravent à une âme noire et tourmentée, qui sent la pourriture au fond d’elle, incapable de mettre un terme à sa passion du jeu. Alors que Jean l’exhorte à ne pas le quitter et à envisager un avenir commun, elle refuse le sentiment, complètement investie dans ce qui ressort comme son unique raison d’exister. La moralité n’entre pas en ligne de compte, les manières d’être et d’agir peuvent sembler au-delà de toute logique ou raison, mais nous sommes bien au-delà de tels registres.

Sur une heure vingt minutes, le film offre une mise en scène rigoureuse, au scalpel, qui va à l’essentiel, et s’accomplit comme une tragédie, celle de deux êtres dévorés et liés par des nécessités pourtant différentes. L’appel final de Jackie se démultipliant dans les miroirs du vestibule du casino n’est pas un cri d’amour, mais l’appel à l’aide d’une femme qui sait qu’elle sombre, ne peut rien faire, sinon entrainer à sa suite un amoureux éploré.

Il y a dans toute l’œuvre de Jacques Demy l’idée que le hasard auquel s’en remettent la plupart du temps ses personnages souvent hésitants et indécis ne peut réellement nuire à leur destin. Dans La Baie des anges, la confusion s’opère entre les deux notions. Pire, c’est ici le hasard qui finit par déterminer le destin dont celui-ci devient l’esclave soumis, ôtant du coup à ces pantins le libre-arbitre nécessaire à leur libération.
PatrickBraganti
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le 10 sept. 2013

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