Comme souvent chez Werner Herzog, réel et fiction se confondent. Le drame est poreux. L'humour aussi. Un humour parfois de l'absurde, d'une scène volée que Herzog a gardée. Un humour d'autres fois nerveux, quand le réel est lourd, et que la caméra sitôt qu'elle est bien utilisée, traduit l'ironie.


Bruno Schleinstein est présenté au générique comme Bruno S. Forme d'anonymat pour un acteur hors-normes, à qui Herzog par ce film déclare avoir voulu produire un monument. "Pour le soldat inconnu du cinéma" dit-il.


Le personnage sort de prison au début du film. L'acteur lui-même a passé 23 ans enfermé : Bruno Schleinstein est le fils illégitime d'une prostituée qui le bat à tel point qu'il devient temporairement sourd à l'âge de trois ans. Cela le conduit à passer son enfance dans divers établissements psychiatriques ; il y passera 23 ans. Autodidacte, en plus de la peinture, il apprend à jouer de divers instruments de musique, dont le piano et l'accordéon. Musicien de rue, il travaille également en usine.


La première partie du film est un mélodrame, registre rare chez Herzog, qui nous présente la vie de marginaux à Berlin. Bruno sort de prison, le directeur lui fait promettre de ne plus toucher à l'alcool, que l'alcool est à l'origine de ses emmerdes. Bruno promet ("parole d'ukrainien !" dit-il, en faisant peace avec ses doigts). Bruno sort de prison. Bruno fonce au bar.


Au bar, aussitôt, il se noue d'une amitié pas loin d'être amoureuse avec une prostituée, Eva, maltraitée par ses macs. C'est le début des ennuis. La deuxième partie du film consiste en une tentative de refuge et de nouvelle vie aux États-Unis. Il part avec Eva et un autre ami, un vieux monsieur déjanté qui mesure l'électricité animal des gens avec un voltmètre.


La deuxième partie traduit l'écroulement de l'être et du groupe dans la désillusion de l'Eldorado, mêlé à une forme de lutte burlesque contre le réel : thèmes que l'on connaît à Werner Herzog, on pense notamment à Aguirre ou, dans une autre mesure, à Fitzcarraldo, avec alors davantage de résilience. Seulement ici, point de périple grandiose, les États-Unis sont une vague et fugitive apparition de New York, telle une carte postale, et une succession de routes et de terrains vagues. Herzog semble parfois filmer ce qui lui tombe sous la main, comme cette homme en indien à plumes sur un parking vide devant un fast-food, non prévu au scénario, qui sera filmé malgré tout, ahuri, à regarder Bruno se garer dans sa dépanneuse en feu.


Bruno parle de lui à la troisième personne, et décrit progressivement sa souffrance, comme il peut. Son jeu est terriblement authentique. Herzog explique avoir noué une relation de confiance très forte avec lui, pour que l'acteur libère son naturel.


L'héroïsme tragique revient sur la fin, dans l'absurde le plus total. La séquence finale est un moment rare de cinéma. Je ne veux pas vous spoiler, mais, si vous aimez les poules qui dansent... Werner Hertzog dit dans les commentaires audio, peut-être un peu pour vanner, que cette dernière scène est la meilleure qu'il ait jamais tournée. "Une métaphore, dit-il, de on ne sait pas trop quoi." Sur une musique de dingo.


https://youtu.be/u_4xQ20tM5g

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le 22 mars 2020

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