Inadaptation au monde, on y revient. Six ans après "Avenir Handicapé", Herzog remet les pieds aux États-Unis et reprend par la même occasion un thème qui lui est très cher, la vie en dehors de la norme et l'exclusion que cela génère. Dans le moyen-métrage de 1971, le rêve américain était presque pris au premier degré (non sans une certaine distance critique à la toute fin) et servait de contrepoint à Herzog pour mettre en lumière les défaillances de son pays en matière de prise en charge du handicap. Dans "La Ballade de Bruno", il sert de mirage au pouvoir d'attraction extrêmement puissant, au cœur d'une histoire mi-comique mi-tragique, dont le ton détonne assez fortement dans la filmographie du réalisateur.
En choisissant à nouveau l'acteur non-professionnel Bruno Schleinstein (trois ans après son rôle dans "L'Énigme de Kaspar Hauser") pour incarner un marginal prisonnier de son rapport au monde qui se perdra dans le miroir aux alouettes du rêve américain, le message semble clair : il s'agit là d'une nouvelle incursion de la réalité documentaire dans un récit pourtant ancré dans la plus pure fiction. De nombreux aspects rappellent la vie du vrai Bruno, même s'ils ne sont pas agencés comme dans la réalité : une prostituée dans son entourage proche, une vie de marginal à Berlin, un séjour en hôpital-prison, etc. Dit de manière plus prosaïque, une vie constellée de difficultés voire d'échecs de par un écart à la norme que la société ne tolère pas, que ce soit en Allemagne (dans la réalité) ou aux États-Unis (dans la fiction). Le rêve américain ne constitue à ce titre que le dernier mirage, le dernier mur sur lequel se brisera ses illusions.
"La Ballade de Bruno" est un film relativement bizarre dans l'absolu, mais il reste parmi ceux qui s'appréhendent facilement dans la carrière de Herzog. C'est un regard sur la misère et le rejet qui peut surprendre dans ce registre, le réalisateur allemand ne nous ayant pas habitué à cette forme de tristesse. Une tristesse renforcée par contraste avec les premières images données du continent nord-américain, en plein centre de New York, auxquelles succèderont d'autres beaucoup moins glamour, beaucoup moins cliché, prises au fin fond du Wisconsin rural et désertique. Le ciel est gris, les paysages ternes, les visages fermés. C'est déprimant.
Au centre de cet écrin décrépi, le caractère solitaire du protagoniste nous explose à la face à la fin, en même temps que son inadaptation constitutive. Les trois lascars partis chercher un peu de chaleur ne trouveront au final qu'une nouvelle manifestation de l'absurdité froide du monde. C'est sans doute dans cette perspective que Herzog termine son film (une fin géniale) sur des images aussi étranges que ridicules : des animaux de foire enfermés dans des cages ludiques (pour les gens de passage) et musicales. Un coq qui danse, un lapin sur un camion de pompier, une poule qui joue du piano et un canard qui joue de la batterie. Comme un éclair de lucidité qui nous permettrait enfin d'appréhender la réalité de personnages comme Bruno S. / Stroszek, prisonniers d'univers stupides et condamnés à jouer le rôle stérile du guignol malgré lui. Plus qu'une histoire de malheur, "La Ballade de Bruno" est encore une fois une illustration de l'inadaptation au monde et de la violence qui s'ensuit. Le banquier comme le proxénète, deux extrêmes en matière de rapport à la norme, détiennent un pouvoir d'aliénation contre lequel les plus faibles n'ont aucun moyen de résister. L'espace d'un instant, on partage son regard sur la société et sa place dans le monde.
[AB #170]