Face aux réactions parfois vives – en commentaires – de la critique formulée ici même de La ballade de Buster Scruggs, ainsi qu’aux nombreux échanges de membres Sens Critique sur le sujet des films Netflix, j’ai décidé de revenir plus en détails sur le fameux débat – si tant est qu’il y en ait un, les différentes argumentations se renvoyant le plus souvent de classiques « pour » ou contre » – qui anime les cinéphiles actuellement.
Il n’est pas tellement étonnant de constater à quel point certains d’entre nous sont concernés, mais aussi déçus de leurs productions, tant leurs films sont le plus souvent mauvais. D’autres mettent en avant que ces déceptions ne seraient liées qu’à une pure critique de la plateforme, ce qui est, je crois, souvent faux.
Quoi qu’il en soit, le prochain film de Martin Scorsese, qui sortira directement sur la plateforme, risque de vivifier encore la discussion. Et il se trouve que parallèlement à la publication de ma critique négative sur le film des frères Coen, faisant principalement état du manque d’intérêt du projet, j’ai pu constater que Les Cahiers du Cinéma, ainsi que La 7ème obsession publiaient conjointement dans leur numéro respectif de décembre une enquête mêlant chacune interviews, analyses, et discussions sur la modification de notre rapport à l’œuvre cinématographique qu’impose la plateforme. (Précisons que j’ai acquis les deux magazines mais que je ne les ai pas encore lus au moment où je publie ce texte).
Je reviendrai donc longuement sur la question de la transformation du cinéma mais avant tout, voici la critique du film :
No country for old brothers
Que le tandem formé par les Coen ne touche pas toujours dans le mille est une chose bien entendue, admise également par leurs admirateurs dont je fais partie. Visionner le dernier Coen, c'est un peu comme jouer à pile ou face ; et il faut croire qu'après le très beau Inside Llewyn Davis, la pièce est tombée cette fois du mauvais côté.
Conçu au départ comme une mini-série en 6 épisodes, le résultat qui nous arrive par la plateforme Netflix est finalement un long métrage en mode mineur. Et ce n'est pas tellement cet enchainement de courts-métrages qui pose problème (et dont le terme de "sketchs" et par ailleurs déceptif), mais plutôt l'inégalité des séquences et la vacuité philosophique dont se prétendait le projet et qui ressemble tout au plus à une gentille morale de bazar.
Le premier des sketchs / épisodes est le plus réussi et laissait pourtant présager un bon cru, malgré l'académisme de sa mise en scène et le folklore assez caricatural du western. Mais la suite ne cesse de décroître. Non seulement les récits y sont pauvres et comme inaboutis, mais ils sont surtout marqués par une mise en scène des plus plates, souvent morne et fainéante. Les frères Cohen semblent s'ennuyer autant que nous, en enchainant méthodiquement les scènes comme on enfile des nouilles sur un collier. Le cahier des charges rempli, ils peuvent se frotter les mains. Car ce film restera comme le premier (peut-être pas le dernier) projet des deux auteurs, produit par et pour Netflix. Et il ne fait pas exception aux autres productions "cinématographiques", bien calibrées et bien juteuses.
Cela a au moins le mérite de mettre à jour que la plate-forme, devenue un véritable géant et réclamant sa part du marché, devrait s'en tenir à ce qu'elle sait faire de mieux : diffuser des bonnes choses, plutôt que d'en produire des mauvaises.
On questionnera plus tard le fait que ces longs-métrages exclusivement diffusés sur la plateforme fassent oeuvres de cinéma ou non. Et pour l'heure, on n'a plus qu'à attendre le prochain des Coen... dans les grandes salles obscures ?
Qui a peur de NETFLIX ?
Il faut tout d’abord, avant d’analyser la situation dans laquelle Netflix nous confronte, discerner, je crois, ses deux aspects. En effet, cette modification de l’œuvre, doit être questionnée à la fois par nous, cinéphiles (et donc visionneurs d’œuvres cinématographiques) et par ceux qui travaillent à rendre le film possible (ce qui incombe aux producteurs, distributeurs et diffuseurs). Netflix met en ligne des œuvres que les abonnés peuvent regarder, certes, mais parallèlement à cela, elle en produit, les mettant en ligne sur la propre plateforme.
Netflix diffuseur de films et séries
Netflix est avant tout une plateforme qui permet à chaque cinéphile de bénéficier, dans un foyer, d’un visionnage illimité d’œuvres produites pour le cinéma ou la télévision. Le côté positif de la chose, c’est qu’elle permet d’étendre la durée de diffusion d’une série, par exemple, qui serait terminée. C’est le cas de Mad Men, pour citer une des meilleures, dont on peut retrouver l’intégralité des épisodes, quand bien même la production de celle-ci est terminée depuis 2015. Je trouve personnellement très riche d’avoir accès à des programmes aussi qualitatifs.
Certains films devenus classiques sont également en ligne et permettent donc un accès à une offre culturelle importante, d’autant plus pour toute une génération dont le téléchargement illégal et le streaming ont été, aussi, des façons de se construire une culture cinématographique.
Netflix producteur (et donc unique diffuseur)
En revanche, pour ce qui est des « netfix originals », ces programmes (documentaires, séries ou films) ne seront visionnables qu’à condition d’être abonné à la plateforme. Compte tenu de la faible qualité, dans l’ensemble, des projets jusqu’à maintenant présentés, l’on pourrait simplement se dire qu’il ne s’agit pas là d’un bien grand problème. Mais de voir que les plus grands réalisateurs acceptent que leur film ne soit jamais diffusé en salle (et donc par extension plus sélectionnable au festival de Cannes) laisse perplexe.
Automatiquement, cela pose la question du « lieu » dans lequel est diffusé l’œuvre. Bien sûr, pour ce qui est de la série, la télévision nous a habitué au fait que certains programmes ne sont disponibles que sur certaines chaînes câblées, moyennant des abonnements, ce qui ne bouleverse pas l’ordre établi.
Le cas des films est lui particulier. Non seulement il met en avant un mode de diffusion hermétique, remettant en cause tout un système vieux d’un bon siècle, mais il modifie aussi le rapport à l’expérience qu’est de voir un film.
Le cinéma est un espace
Repenser la question de la diffusion, et donc la façon de visionner une œuvre cinématographique, c’est avant tout s’interroger sur le lieu duquel nous y avons accès. Or, le cinéma, c’est avant tout un lieu où l’on se déplace pour voir un film – je « vais » au cinéma.
Aller au cinéma, peu importe le public qui s’y confronte – du cinéphile invétéré allant voir son film estampillé « Art et essai » aux parents emmenant leurs enfants le dimanche voir le dernier Pixar –, c’est une démarche qui s’apparente à aller au musée. Nous allons là où se déroule l’œuvre, dans l’espace où elle a lieu, là où l’exposition serait présentée. A l’heure actuelle, il semblerait absurde et probablement impossible d’imaginer que les amateurs d’Art moderne puissent voir les tableaux de Rothko, Pollock ou Kandinsky de leur canapé. Pourtant, le cinéma est aussi une affaire d’expérience. Nous sommes dans un pays où la toute première représentation publique d’un film a eu lieu, ce n’est pas rien.
La qualité de l’image (le grain, sa texture, sa photographie), du son (qui emplit l’espace), l’obscurité de la salle où le film joue, et aussi, on aurait tendance à l’oublier, l’irréversibilité du temps qui se déroule pendant l’œuvre, sont des composantes entières au cinéma. L’œuvre se déroule sans que l’on puisse intervenir. Que l’on sorte de la salle, que l’on ferme les yeux, que l’on se bouche les oreilles, on y perdra forcément quelque chose. C’est donc un Art qui suppose la présence dans un lieu, dans un espace et un temps donnés. Netflix vient constamment bouleverser ce rapport « unique » au film. Devoir faire une pause sur son écran parce que le téléphone sonne, que la batterie de la tablette est HS, ou autre raison, anéantit cette notion d’irréversibilité de l’œuvre. Mais bien sûr, c’est le cas pour toutes les plateformes similaires, et je n’incrimine pas Netflix plus que les autres à ce sujet. En revanche, Netflix propose un dispositif qu’il convient maintenant de détailler.
La pure et simple consommation de produits
Il fallait se douter que notre ère capitaliste abâtardisse aussi, dans sa vague consumériste, notre rapport à l’œuvre elle-même. Et c’est surtout là que Netflix pose à mon avis de sérieux problèmes. Il faut se rendre compte du dispositif qui a été mis en place ici.
D’abord, à chaque ouverture, c’est une insupportable bande annonce qui se lance, et qui rappelle les publicités automatiques de Youtube ou autre. (Oui, on peut couper le son et zapper, je sais, merci). L’idée est pourtant bien présente : à chaque recherche, le teaser se lance. D’ailleurs, à quand les publicités sur Netflix avant le lancement du film ?
Ensuite, l’organisation de la plateforme et symptomatique du malaise qui se joue dans notre façon de consommer désormais les œuvres. Ce sont des lignes, organisées en fonction de plusieurs catégories – les plus gros succès (le premier, évidemment), les tendances actuelles, les séries primées, etc., etc. – qui donnent cette désagréable sensation d’être constamment courtisé comme un vulgaire consommateur qui s’apprête à faire ses courses. Que les choses soient claires : Netflix propose des produits propres à la consommation. En quoi ces lignes diffèrent-elles des rayons qui se présentent à nous lorsque nous sommes à Casino ? Je suis impatient de savoir quand auront lieu les promotions en tête de gondole sur Netflix.
Choisir, consommer, jeter, ingurgiter des produits avant de s’en lasser ou de les jeter.
Le générique est obsolète.
C’est une chose bien connue, il faut consommer, mais surtout le faire vite. Cette tendance actuelle, nommée « Binge-watching » consiste à regarder à la suite de nombreux épisodes d’une série. Netflix nous facilite la tâche en supprimant le générique de début et de fin.
Cette tendance est symptomatique de cette ingurgitation débilisante. La musique, la liste des personnes ayant travaillé sur un projet sont donc assez dispensables pour que l’on s’en foute allègrement ?
Le générique d’une série est souvent une sorte de condensé de ce qu’exprime la série elle-même (Mad Men encore, en est un parfait exemple), elle fait partie de l’épisode. Il suffira de cliquer sur le rectangle pour ne pas perdre son temps. La musique concluant elle un épisode, qu’elle soit la même à chaque fois ou différente, permet de prolonger encore ledit épisode, comme une continuation de l’expérience. Ceci est terminé. A moins que nous y opposions, le prochain épisode se lancera après 5 secondes.
Inlassablement, Netflix nous ramène à notre condition d’ingurgiteur, n’ayant ni le temps de penser, ni d’analyser ce que nous venons de voir, et où une œuvre (et il y en a des grandes aussi pour les séries) est toute remise au pouvoir de la consommation.
Où est passée l’oeuvre ?
Alfonso Cuaron disait regretter lui-même que son film ROMA ne soit pas visible au cinéma. On parle quand même d’un film tourné en noir et blanc, en langue espagnole, ayant demandé un travail artistique important, ne rentrant pas dans la catégorie des blockbusters. Qu’une telle œuvre (peu importe sa qualité) soit absente des salles pose quand même la question de la possession unique d’une plateforme de diffusion au détriment des salles, qui sont, au tout départ, le lieu unique où le cinéma existe.
Mais c’était aussi le cas du film des frères Coen, qui, bien que mauvais, met en avant l’attirance des plus grands pour Netflix. Il en sera de même pour The Irishman de Scorsese. Alors, si les œuvres ne sont plus au rendez-vous des petits cinémas indépendants, des grandes salles populaires où l’on se retrouve afin de prolonger la séance autour d’une discussion enflammée à propos du film, où sont-elles ?
La question est très complexe. Le prix des tickets toujours en hausse, l’absence de programmation éclectique dans de nombreuses villes, l’inexistence de la VO dans certains cinémas, la chronologie des médias, obsolète et à revoir, sont autant d’éléments qui auront rendu possible Netflix. Vivant à côté de la 2ème plus grosse ville de France, j’ai moi-même beaucoup de mal à voir les films que je veux au cinéma.
Il faudrait redéfinir le rôle à jouer de ces géants dévorant tout sur leur passage. Pourquoi pas alors imaginer une plateforme commune, jouant le rôle de continuateur d’œuvres de cinéma, dont l’existence en salle serait terminée. Ce modèle existe à plus petite échelle. La production des « Originals » pourrait très bien se lier à la diffusion, et nous aurions alors le choix de voir le programme au cinéma… ou sur nos tablettes.
Personnellement, la plus grande expérience que j’ai connue en tant que cinéphile, est celle d’avoir pu voir 2001, l’odyssée de l’espace dans une salle de cinéma, plusieurs décennies après sa sortie, lors d’une rétrospective consacrée à Kubrick. La musique introductive y était comme démesurément déployée, a plongé l’espace dans une inquiétante et furieuse envie d’images. Pourtant, le film, je l’avais déjà vu. Mais c’est ce jour-là que je l’ai découvert.
La salle est cet espace qui permet de faire exister le film. C’est son lieu de représentation, l’espace dans lequel il doit se dérouler.
Si vous en êtes ici, vous avez tout lu jusqu’au bout et vous êtes courageux ! Je vous invite, par le biais de Sens critique, d’abord, à intervenir à ce sujet dans les commentaires et à faire avancer le débat. Encore mieux, répondez à cet article (en allant dans le même sens ou en s’y opposant) et en écrivant un autre, que j’irai lire avec attention.