Critique commune au livre de Shichirô Fukazawa et aux adaptations cinématographiques sous le titre La Ballade de Narayama, par Keisuke Kinoshita et Shôhei Imamura, initialement publiée sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2017/08/narayama-de-shichiro-fukazawa/la-ballade-de-narayama-de-keisuke-kinoshita/la-ballade-de-narayama-de-shohei-imamura.html


TROIS VARIATIONS SUR LA BALLADE DE NARAYAMA


Tentative, aujourd’hui, dans un exercice auquel je ne me suis sauf erreur jamais livré : la chronique parallèle d’un livre et de son adaptation au cinéma – sauf que, tant qu’à faire, je vais en fait parler d’un livre et de deux de ses adaptations...


Le livre, c’est Narayama, ou plus exactement Étude à propos des chansons de Narayama, un court roman, ou même une nouvelle (publiée en tant que telle en revue, d’ailleurs), signée Fukazawa Shichirô, dont c’était la première publication, en 1956 : coup d’essai, et coup de maître. Puis vinrent les adaptations : dès 1958, la nouvelle est transposée au cinéma par Kinoshita Keisuke, avec pour titre français La Ballade de Narayama (le titre japonais demeure le même, Narayama-bushikô, et cela vaut aussi pour le film qui suit) ; enfin, en 1983, Imamura Shôhei en livre une nouvelle version, avec toujours pour titre français La Ballade de Narayama, qui remporte la Palme d’or à Cannes (la première du réalisateur, qui en obtiendrait une seconde pour L’Anguille en 1997). À noter, je viens tout juste d’apprendre qu’il y aurait encore une autre adaptation de la même nouvelle, mais coréenne cette fois, Goryeojang, de Kim Ki-young, en 1963.


Les trois œuvres (japonaises) dont je vais parler aujourd’hui ont ceci de fascinant qu’elles affichent toutes une forte singularité, et ce alors même que, par définition, elles racontent peu ou prou la même histoire. En fait, le terme de « singularité » est à maints égards bien trop timide – car on ne saurait imaginer des œuvres aussi violemment opposées, dans le fond comme dans la forme, que les films de Kinoshita et Imamura, alors qu’ils sont tous deux inspirés de la même nouvelle de Fukazawa… Et pourtant, dans tous les cas, nous avons affaire à des chefs-d’œuvre, le mot n’est pas trop fort.


Je précise à tout hasard que j’avais déjà lu Narayama, et vu le film d’Imamura Shôhei – plusieurs fois dans les deux cas, d’ailleurs, il me semble. Par contre, je n’avais encore jamais vu le film de Kinoshita Keisuke, une découverte à l'occasion de cette chronique.


LES AUTEURS ET LEUR NARAYAMA


Quelques mots, d’abord, sur les trois auteurs qui vont nous intéresser aujourd’hui, avec une présentation hâtive de « leur » Narayama.


Fukazawa Shichirô et les chansons de Narayama


Il faut bien sûr commencer par l’auteur de la nouvelle originelle, Fukazawa Shichirô (1914-1987). Il présente un profil assez atypique dans les lettres japonaises, car il n’est venu que tardivement à l’écriture. Il n’a pas poussé ses études, et a longtemps été musicien professionnel, et guitariste d’abord, un peu partout mais surtout au music-hall.


Étude sur les chansons de Narayama est sa première publication littéraire, en revue, en 1956 – il a alors 42 ans. La nouvelle, pour être l'œuvre d'un débutant, ne passe cependant pas inaperçue, loin de là : elle est très tôt récompensée par un prix littéraire, et, surtout, s’attire les louanges de sommités des lettres japonaises, parmi lesquelles, ce n’est pas rien, Tanizaki Junichirô et Mishima Yukio ! Et sans doute cet écho n’est-il pas pour rien dans la décision de la Shôchiku, l'un des grands studios japonais de l'époque, d’en faire une adaptation cinématographique dès 1958, confiée à Kinoshita Keisuke, tandis que le livre sera traduit en français dès 1959.


Mais restons-en à l’auteur, pour l’heure. Bernard Frank, le traducteur, ne s’en fait pas écho dans ses postfaces « réactualisées » en 1979 et en 1983 (il n’y parle pas davantage des films, alors que celui de Kinoshita avait pourtant précédé sa traduction ; mais, à la dernière réactualisation, le film d’Imamura était sorti quelques mois plus tôt à peine au Japon, s'il ne tarderait plus en France, et à Cannes), car il préfère évoquer quelques œuvres d’un point de vue « strictement littéraire » (et pas si bienveillant ?). Mais Fukazawa s’est retrouvé à nouveau au cœur de l’agitation littéraire en 1960-1961, dans des circonstances tout autres, au parfum de scandale… En décembre 1960, il publie, dans la même revue où il avait publié Narayama, une nouvelle dans laquelle le narrateur fait un rêve : la gauche radicale a pris le pouvoir au Japon, et le prince Akihito (l’actuel – mais a priori pas pour longtemps – empereur Heisei) et son épouse la princesse Michiko sont décapités en public devant une foule qui acclame l’exécution… Et cette « fantaisie » ne plaît pas du tout à l’extrême droite nippone, qui ne supporte pas que l’on touche à l’empereur, de quelque manière que ce soit. Le 1er février 1961, un adolescent de 17 ans du nom de Komori Kazutaka, membre d’un groupuscule d’extrême droite, se présente au domicile de Shimanaka Hôji, l’éditeur de Fukazawa Shichirô – mais il est absent ; qu’importe : le jeune homme tue la domestique Maruyama Kane, et blesse grièvement l’épouse de l’éditeur, Shimanaka Masako ; le lendemain, le jeune terroriste se livre à la police, expliquant qu’il ciblait l’éditeur, parce qu’il avait publié la nouvelle de Fukazawa… Et la réaction de Shimanaka Hôji est pour le moins étonnante : lui qui, dans sa revue, avait toujours prôné la liberté d’expression, déclare officiellement que les écrivains auraient bien tort de mettre des vies en danger, et notamment les leurs, au seul prétexte de leur liberté créative… Il prône en fait l’autocensure, et admet comme légitime un véritable tabou concernant l’institution impériale. Quant à Fukazawa, qui avait reçu de très nombreuses menaces de mort, il doit se cacher pendant cinq ans en Hokkaidô.


Or cette affaire, entrée dans l’histoire sous le nom d’ « incident Shimanaka » (Shimanaka jiken), n’est pas un fait isolé : le 12 octobre 1960, un peu avant la publication de la nouvelle de Fukazawa donc, un autre jeune militant d’extrême droite, Yamaguchi Otoya, lui aussi âgé de 17 ans précisément, avait assassiné le chef du Parti Socialiste Japonais, Asanuma Inejirô, en plein débat télévisé – un fait-divers qui avait inspiré au jeune Ôe Kenzaburô, futur prix Nobel de littérature, sa fameuse nouvelle « Seventeen » (dans Le Faste des morts), ou plus exactement la nouvelle « complète », titrée alors « Ainsi mourut l’adolescent politisé »… Pour un même effet : quantité de menaces de mort adressées à l’auteur et à son éditeur ; le premier a choisi d’arrêter la publication de la nouvelle complète pour s’en tenir à la seule version abrégée « Seventeen » (et c’est toujours le cas aujourd’hui), tandis que son éditeur… a présenté des excuses. Aujourd’hui encore, semble-t-il, les lettres japonaises sont affectées par cette autocensure que le terrorisme d’extrême droite, via ces deux sordides affaires, a peu ou prou imposé au pays à l’aube des années 1960 – précisément à cette époque où le Japon était censé remiser de côté la « saison politique », et ses affrontements idéologiques parfois violents, pour se concentrer sur le seul consensus de la « saison économique », et l’accroissement de la richesse globale du pays, à l’aube de la « Haute Croissance ».


Mais revenons à Narayama, ou, plus exactement donc, à l’Étude à propos des chansons de Narayama. Sous ce titre complet sonnant un peu comme une parodie d’ethnographie, l’auteur reprenait une vieille légende, dite « obasute » ou « ubasute », sans vraie assise historique, pour dépeindre un Japon ancien (mais pas forcément tant que ça…) qui n’a en fait jamais existé, mais demeurait crédible, et porteur, via ses personnages qui étaient autant d’archétypes, délibérément, d’un symbolisme fort empreint de pensée morale, d’inspiration bouddhique surtout, mais aussi éventuellement confucéenne, et dans un contexte où le shintoïsme a aussi sa place. La nouvelle, au style sobre, minimal, dément bien vite le caractère ethnographique du titre, mais joue bien, cependant, de l’évocation récurrente des chansons de Narayama, en fait des variations censément improvisées par les paysans sur la base d’une même chanson, transmise depuis des siècles, et qui contient dans ses rythmes et ses images toute la vie sociale du petit village de montagne – l’auteur longtemps musicien fournit d’ailleurs en annexe de son récit les partitions de la Chanson de Narayama dans sa forme la plus canonique, et du Ballottement du Sourd, au sens tout différent mais non moins populaire. La nouvelle, dans son économie remarquable sous son apparence de simplicité, est susceptible de bien des lectures éventuellement antagonistes – ce dont témoigneront ses adaptations cinématographiques on ne peut plus opposées.


Kinoshita Keisuke et le théâtre de Narayama


Kinoshita Keisuke (1912-1998) était jusqu’alors, je plaide coupable, un parfait inconnu pour moi – enfin, j’avais croisé son nom à plusieurs reprises, bien sûr, mais je n’avais jamais vu un seul de ses films… Il est vrai qu’il est bien moins connu à l’international que des réalisateurs tels que Kurosawa Akira, Mizoguchi Kenji ou Ozu Yasujirô, la triade qui revient toujours ; mais, au Japon, ce réalisateur très prolifique (il a tourné 42 films dans les 23 premières années de sa carrière) était une figure majeure du cinéma dans les années 1940, 1950 et 1960, et y rencontrait un très beau succès tant critique que commercial. Passionné de cinéma depuis son plus jeune âge (au point d’avoir fugué en compagnie d’un acteur alors qu’il n’était qu’adolescent), il a dû batailler pour devenir réalisateur, mais est finalement parvenu à intégrer le fameux studio Shôchiku, où brillaient des réalisateurs tels que Ozu, donc, et Naruse Mikio. Habile dans bien des genres, Kinoshita a connu son lot de succès populaires, et a par ailleurs réalisé, en 1949, le premier film japonais en couleurs (en Fujicolor), Carmen revient au pays.


Je note en passant que Kobayashi Masaki était devenu son assistant en 1946, à son retour d’un camp de prisonniers – cette association me paraît intéressante à relever, car, même si Kobayashi n’a sauf erreur pas travaillé sur La Ballade de Narayama, il a pu faire preuve, dans Kwaïdan notamment (six ans plus tard), d’une même esthétique foncièrement irréaliste et empruntant beaucoup au théâtre japonais (kabuki et bunraku surtout, peut-être également nô). Quoi qu’il en soit, les deux réalisateurs ont eu à nouveau l’occasion de s’associer en 1968, quand, avec Kurosawa Akira et Ichikawa Kon, ils ont fondé la Shiki no kai (ou Four Horsemen Club), organe dont la fonction était de concevoir des films destinés à une audience plus jeune (ce qui n'est sans doute guère le propos ici !).


La Ballade de Narayama, en 1958, vient après plusieurs succès populaires conséquents, notamment ai-je cru comprendre dans le genre mélodramatique. Mais Kinoshita choisit une approche particulière pour tourner ce nouveau film : ce qu’il entend mettre en avant, dans la nouvelle de Fukazawa à laquelle il reste globalement très fidèle, dans l’esprit mais aussi, généralement, dans la lettre (avec tout de même une exception très notable, outre quelques points de détail çà et là), c’est son caractère de légende – il ne s’agit pas de « prétendre » reconstituer un Japon ancien (plus ou moins ancien, d’ailleurs…) sur un mode soi-disant « réaliste », mais d’assumer pleinement ce caractère de pure invention édifiante. Dès lors, il choisit de tourner intégralement en studio, avec des toiles peintes magnifiques mais absolument pas réalistes en fond, et un jeu complexe de mouvements de caméra (de nombreux travellings latéraux, notamment) destiné à appuyer, dans le chatoiement des couleurs exacerbées, la symbolique essentielle du récit, qui est celle du périple et de la transmission. Pour ce faire, il emprunte aux formes classiques du théâtre japonais, notamment le kabuki et le jôruri ou bunraku ; l’introduction du film renvoie sans ambiguïté au théâtre de marionnettes, et la narration repose sur un chant récitatif de type jôruri, bien sûr accompagné au shamisen, et éventuellement d’autres instruments du nagauta. Le film affiche donc son caractère foncièrement irréel, il le met en avant, le revendique pleinement – comme un moyen d’exprimer une vérité autrement essentielle que celle que l’on associe d’usage au « réalisme ». Rien d’étonnant à cet égard si Kinoshita a détesté le film d’Imamura, 25 ans plus tard – au point de le qualifier de « pornographique »...


Imamura Shôhei et le documentaire de Narayama


J’ai déjà eu l’occasion de parler d’Imamura Shôhei (1926-2006) sur ce blog, y ayant chroniqué La Vengeance est à moi et Pluie noire, aussi n’est-il pas nécessaire de revenir outre mesure sur les détails de sa carrière. Notons simplement qu’Imamura, dès ses débuts, était un réalisateur passablement trublion, et sans doute la figure la plus célèbre, encore qu’un peu hétérodoxe, de la Nouvelle Vague Japonaise, après Oshima Nagisa. Surtout, Imamura avait une approche assez documentaire, dont les deux films cités témoignent – pendant la quasi-totalité des années 1970, suite à l’échec commercial de Profonds Désirs des dieux en 1968, il n’avait d’ailleurs peu ou prou tourné que des documentaires. La Vengeance est à moi, en 1979, lui a permis de revenir à la fiction mais en ayant donc mûri cette approche « réaliste » – le film avait aussi révélé un acteur jusqu’alors inconnu, Ogata Ken, qui jouerait dans plusieurs autres films d’Imamura par la suite, notamment les deux qui succèdent à La Vengeance est à moi, à savoir Eijanaika, et, donc, La Ballade de Narayama (il deviendrait une célébrité internationale en 1985, avec son interprétation de Mishima Yukio dans le film de Paul Schrader Mishima : une vie en quatre chapitres). L’approche documentaire d’Imamura « l’entomologiste », enfin, s’accompagne d’un discours provocateur dont un trait récurrent est la relégation de l’homme au rang d’animal – et La Ballade de Narayama est peut-être son film le plus éloquent à cet égard (parce qu’il se montre moins subtil que les autres en l’espèce ?).


Car Imamura adopte un parti drastiquement opposé à celui de Kinoshita – il semble, en fait, le contredire point par point, comme méthodiquement, avec une jubilation destructrice et éventuellement anarchisante. Qu’importe si Narayama se base sur une légende, et non sur des faits : le réalisateur choisit de faire un film outrancièrement réaliste, entièrement en extérieurs, tranchant sur la beauté des décors peints de Kinoshita, et sans rien des effets théâtraux caractéristiques de la première version filmée de La Ballade de Narayama. Adieu les éclairages « expressionnistes » et les filtres colorés, à la beauté sans pareille, qui cèdent la place à un éclairage farouchement « naturel » (avec son inconvénient : c’est sans doute délibéré, mais nombre de séquences nocturnes ou d’intérieur sont difficilement lisibles…). Adieu la végétation luxuriante se mouvant devant la caméra comme autant d’accessoires de théâtre et opérant comme des rideaux – la nature chez Imamura ne saurait être domestiquée et maîtrisée de la sorte, elle est parfaitement rétive aux injonctions de l’homme et de l’art. Adieu les travellings latéraux remarquablement soignés, et les gracieuses chorégraphies millimétrées qu’ils impliquent : Imamura se montre autrement direct et cru dans sa réalisation. Adieu, enfin, les procédés sonores hérités du théâtre classique japonais, et au premier chef ce récitatif à la façon du jôruri accompagné d’un shamisen virtuose : Imamura ne compte certainement pas laisser à cette intervention extérieure la possibilité d’expliquer son histoire en l’embellissant – et sans doute en l’affadissant ; son film dispose bien d'une bande originale, mais nettement moins envahissante, et par ailleurs guère traditionnelle.


Finalement, le parti d’Imamura est celui d’un naturalisme cruel, tout de crasse et de violence, aux antipodes d’un Kinoshita sublimant par sa réalisation délibérément artificielle et esthétisante la beauté et la dignité de l’épreuve humaine. Dès lors, la hauteur morale sublimée par la précédente adaptation de la nouvelle de Fukazawa laisse place à un univers autrement rude et sauvage, où la faim et le désir sexuel frustré crèvent perpétuellement l’écran – certes pas les subtilités d’un complexe discours éthique. La joliesse des tableaux savamment agencés, dans une perfection par essence irréaliste, est subvertie par la tenace horreur de la réalité, la saleté, et la misère, et la bestialité – au sens le plus strict, d’ailleurs. Vraiment rien d’étonnant à ce que Kinoshita ait jugé ce « remake » qui n’en est en fait pas un comme étant « pornographique »…


Ce qui n’a pas empêché le film d’Imamura d’obtenir la Palme d’or à Cannes en 1983, même si, semble-t-il, à la surprise générale – et alors que parmi les concurrents japonais figurait un autre excellent film, Furyo, signé Oshima Nagisa, compagnon d’Imamura dans la Nouvelle Vague Japonaise, et que l’on pronostiquait vainqueur (on était tout aussi certain que Kitano Takeshi, pardon, Beat Takeshi, serait récompensé à titre de meilleur second rôle pour sa merveilleuse prestation dans le film d’Oshima, mais ceci non plus n’a pas eu lieu…).


LA LÉGENDE « OBASUTE » AU PRISME D’UNE ETHNOGRAPHIE FANTASMÉE


Maintenant que j’ai donné ces grandes lignes pour les trois œuvres, je peux entrer davantage dans le détail, en comparant les approches des trois auteurs, violemment opposées le cas échéant.


Étude à propos des chansons de Narayama, la nouvelle originelle de Fukazawa Shichirô, ne doit pas nous tromper du fait de son titre complet un peu alambiqué, qui semble parodier telle ou telle communication ethnographique. Le style du récit, d’ailleurs, dans son minimalisme, laisse bien vite comprendre qu’il s’agit là d’une fausse piste. Mais cette ambiguïté très temporaire n’est pas gratuite pour autant, et la nouvelle a bel et bien un certain contenu qui ne dépareillerait pas totalement dans une étude scientifique rigoureuse – essentiellement, donc, dans le jeu crucial sur les chansons de Narayama, lié à la fête de Bon, et dont nous avons très régulièrement des aperçus, généralement sous la forme de deux vers seulement, qui sont autant de variations plus ou moins improvisées sur un fond peu ou prou unique. La chanson a sa magie, car toute la vie sociale du microcosme auquel nous nous intéressons dans le récit semble y être contenue ; ce qui peut s’avérer oppressant, d’ailleurs. Les variations moqueuses de Kesakichi, le petit-fils d’Orin, jouent notamment un grand rôle dans cette histoire – et on peut relever, ici, que le film de Kinoshita semble réévaluer en dernier recours l’égoïste petit homme, car son ultime chanson ne raille plus la vieille Orin pour ses trente-trois dents de démon, mais semble bien honorer son sacrifice, en en transmettant le sens à ses cadets…


Mais ce sacrifice, donc – il est bien temps que j’y vienne… La nouvelle de Fukazawa s’inspire d’une légende, dite « obasute », ou « ubasute », ce qui signifie en gros « l’abandon de la vieille femme ». À en croire cette légende, très implantée dans le folklore nippon, il est des endroits, ou des moments (des périodes de famine, de sécheresse, etc.), où il est de tradition pour les paysans de porter leurs vieux parents sur telle ou telle montagne, où ils les abandonnent pour qu’ils y meurent (de froid, de faim, etc.), car le village et encore moins le foyer ne peuvent subvenir à leur alimentation.


C’est donc ce qui se produit dans la nouvelle de Fukazawa. Dans le village perdu au milieu des montagnes où se situe l’action, une tradition bien ancrée impose aux villageois atteignant l’âge de 70 ans de se rendre à Narayama (littéralement « la montagne aux chênes ») pour y mourir, et rejoindre ainsi dans la félicité le kami de la montagne. Ces vieillards ne pouvant le plus souvent accomplir eux-mêmes cet ultime pèlerinage, ils sont conduits à la montagne par leurs enfants, qui les portent sur leur dos. C’est ce qui arrive ici à la vieille Orin, qui atteint les 70 ans et a hâte de mourir à Narayama, ceci alors que son fils (appelé Tappei dans la nouvelle et Tatsuhei dans les deux films – par commodité, je m’en tiendrai dans le reste de cette chronique à ce dernier nom) redoute cette épreuve débouchant forcément sur la plus terrible des séparations.


Mais il s’agit donc a priori d’une légende. Dans le folklore japonais, elle revient souvent – dans des chansons, des estampes, des récits… Et le film d’Imamura, avec son optique « réaliste », a pu faire croire à la réalité de cette pratique. Pourtant, il semblerait qu’elle ne soit en rien attestée dans les faits : c’est une légende, oui, une histoire – avec son contenu symbolique et surtout éthique, éventuellement une vérité d’un autre ordre, mais, non, les Japonais n’abandonnaient pas leurs vieux dans la montagne.


LE VILLAGE D’EN FACE, ET NARAYAMA AU-DESSUS


Situer le récit est dès lors plus ou moins pertinent… puisque ce Japon-là n’a en fait jamais existé. Mais la chose est tout de même tentante, et je crois qu’elle peut faire sens, en opérant comme un reflet de la « vraie » société japonaise.


Dans l’espace


La situation dans l’espace, à cet égard, n’a probablement guère d’importance, même si Fukazawa cite quelques provinces (du milieu du Japon, sauf erreur) : l’essentiel est que nous sommes dans les montagnes, et dans un village isolé d’une extrême pauvreté – même si les conditions de vie peuvent varier selon les récits : notamment, dans le film de Kinoshita, entièrement dédié à la beauté, la misère du village n’est finalement guère palpable, et il pourrait se trouver n’importe où ; par contre, dans le film d’Imamura, la rudesse de la montagne ne cesse de saisir le spectateur par le col ; et les belles rizières aux teintes d’or de Kinoshita n’ont guère d’équivalent ici, tant Imamura préfère filmer, alternativement, la neige et la boue ; quant aux belles maisons de Kinoshita, joliment éclairées par la lumière solaire s’insinuant dans les parois mobiles de papier shôji, elles cèdent la place à des bâtisses austères, aux murs épais afin de se protéger autant que faire se peut du froid mordant de la haute montagne, où les hommes vivent au milieu des bêtes et des déchets dans une pièce unique, à la lueur insuffisante d’un brasier dont la lutte contre les ténèbres est d’emblée vaine (et pour le coup, cela paraît atténuer la thèse esthétique de Tanizaki dans son fameux Éloge de l’ombre).


Quoi qu’il en soit, le village où se situe l’intrigue n’a en tant que tel pas de nom. Il vit en symbiose avec un autre village, par-delà la vallée, et les deux villages sont de toute éternité, l’un pour l’autre, « le village d’en face ». En fait, les communautés villageoises n’ont pas besoin d’autres précisions toponymiques… C’est de toute façon le prosaïsme qui domine dans la vie quotidienne – et les maisons, ainsi, en guise d’adresse, sont désignées par une expression basique et qui parle à tout le monde : nous nous intéressons surtout à la « Maison de la souche », ainsi nommée parce qu’une souche se trouve devant l’entrée, mais il y a aussi, sur le même mode, la « Maison de d’vant l’étang », ou, dans un registre un peu différent, la « Maison au sou » (j’y reviens tout de suite), la « Maison du sel », ou encore la « Maison qu’y pleut » (du fait des phénomènes météorologiques locaux), etc. Le seul toponyme qui compte vraiment est celui de Narayama, car conservé comme tel dans la traduction française – mais il signifie donc très prosaïquement « la montagne aux chênes », et désigne en même temps la montagne et le kami de la montagne, ou « Messire Narayama ».


Dans le temps


Mais qu’en est-il de l’époque ? On est instinctivement tenté d’y voir un Japon très archaïque – plein d’éléments nous y incitent… et tout d’abord nos préjugés. Pourtant, ce n’est probablement pas le cas – et les trois œuvres, chacune à sa manière, semblent situer le récit légendaire dans un Japon en fait très récent… voire contemporain !


L’emploi des fusils par les villageois est un indice plus ou moins probant, car trop vague, même si l’arme de Tatsuhei, dans le film d’Imamura du moins, a l’air relativement moderne.


Mais la nouvelle de Fukazawa nous donne peut-être d’autres indices, plus pertinents ? L’un, surtout, en guise de limite antérieure. Une maison du village, dite la « Maison au sou », possède en effet un trésor unique dans la petite communauté tout juste autosuffisante et qui, au mieux, échangerait le peu qui, par miracle, resterait, dans un système relevant du troc : une pièce d’un sou de l’ère Tenpô, qui lui donne donc son nom. Or l’ère Tenpô a duré de 1830 à 1844 – le récit est donc forcément postérieur, et éventuellement très postérieur, car il semblerait que cette pièce soit associée à cette maison depuis longtemps.


Il y a peut-être un autre indice, mais moins assuré, dans l’apparente absence de noms de famille au sein du village : les familles jouent un rôle crucial dans l’organisation villageoise et le déploiement du récit, mais elles sont identifiées par la maison où elles vivent, et rien d’autre ; ceci, pour le coup, paraît archaïque – mais faut-il forcément en déduire que le récit est antérieur à Meiji, quand le nouveau régime a finalement permis aux roturiers d’avoir un nom de famille ? Je suppose qu’il n’y a rien de certain à cet égard – car, de toute façon, le village est situé hors du temps, et hors d’atteinte : les bouleversements rapides de la modernisation à marche forcée du Japon pouvaient demeurer totalement inconnus de ces villageois même contemporains, car coupés du reste du monde.


Mais le film de Kinoshita est encore plus troublant – car il s’achève sur une séquence très étonnante… dans laquelle nous voyons cheminer un train, avec une locomotive à vapeur, que regardent passer des individus aux costumes autrement modernes (et occidentaux) que ceux des villageois ; et le train passe devant une station dont le nom est « Obasute », nom écrit en kana, en kanji… et en caractères romains. Certes, il serait peut-être trop hardi d’en déduire que le récit est totalement contemporain, car cette ultime séquence n’est pas directement reliée à la narration qui précède ; j’ai tout de même l’impression que cela contribue à laisser supposer que la légende telle qu’elle est ici illustrée, si l’on tient à l’ancrer dans la « réalité », ne serait pas si archaïque que cela.


Et cela peut avoir son importance, car il s’agit bien, d’une certaine manière, d’illustrer un Japon traditionnel, pas si lointain même si à jamais perdu ; cependant, ensuite, les connotations diffèrent selon les œuvres… Fukazawa conserve tout du long une certaine distance qui peut rendre son propos un peu ambigu à cet égard ; Kinoshita, lui, semble clairement louer ce Japon du passé, sa beauté et sa dignité ; mais Imamura se montre autrement critique...


ORIN ET LA MAISON DE LA SOUCHE


Le récit, dans les trois œuvres, tourne autour de la même base, avec deux personnages centraux : la vieille Orin, et son fils Tatsuhei.


Orin, dans tous les cas, est une adorable petite vieille (même si le film d’Imamura vient brutalement contredire ce sentiment général, par exception, dans une scène d’une extrême cruauté, j’y reviendrai), et, dans les deux adaptations filmiques, elle est interprétée par des actrices absolument parfaites, Tanaka Kinuyo chez Kinoshita (elle avait connu une brillante carrière, et tourné dans un certain nombre de films de Mizoguchi Kenji, notamment), et Sakamoto Sumiko chez Imamura.


Mais voilà : Orin a 69 ans, et, à 70 ans, il est d’usage de partir pour Narayama. Ce qui ne pose aucun problème à la petite vieille – elle en a envie, cette perspective la met en joie ! Ce qui l’ennuie, c’est bien plutôt d’avoir encore d’aussi bonnes dents à la veille du pèlerinage… Elle en a honte : une vieille femme comme elle, avoir toutes ses dents ? Et le village lui rappelle sans cesse que ce n’est « pas bien ». Le village... mais au premier chef son propre petit-fils, Kesakichi, qui livre à ce propos une variation sur la chanson de Narayama qui rencontre un beau succès dans toute la communauté : la vieille Orin a trente-trois dents, les dents du démon… Même si le ton semble alors léger, humoristique – ne pas se méprendre sur la signification du « démon ». Orin se défend tout d’abord prosaïquement : Kesakichi dit des bêtises, elle a vingt-huit dents… Mais le sale ingrat de prétendre que c’est seulement qu’elle ne sait pas compter au-delà. Quoi qu’il en soit, ses bonnes dents sont le symbole de sa bonne santé (il y en aurait d’autres : Orin est toujours une travailleuse acharnée, et assurément la plus douée du village pour attraper des truites, ce dont elle se targue – mais c’est qu’elle a son petit secret…), et elle prend toujours un peu plus conscience de ce que c’est problématique, même si bien après Tatsuhei, que le comportement de son fils scandalise. La méthode employée par Orin pour régler cette difficulté est pour le moins douloureuse…


Ceci étant, le vrai problème d’Orin est ailleurs – et c’est que son fils n’est certes pas pressé de porter sa vieille mère à Narayama… Dans les trois œuvres, le personnage de Tatsuhei présente de subtiles différences, et cette ambivalence à l’égard du pèlerinage de Narayama est plus ou moins appuyée, pas tant fonction des œuvres, ai-je l’impression, que fonction des séquences en leur sein. Mais, bizarrement, c’est dans le film de Kinoshita que Tatsuhei semble le plus souffrir du caractère inéluctable de sa mission – bizarrement ou pas, car l’on peut supposer que cette douleur accrue n’embellit que davantage le loyal sacrifice d’Orin, condition nécessaire à l’édification de son fils, et à son appréhension des cycles de la vie et de la mort. Dans le film d’Imamura, toutefois, Ogata Ken campe un Tatsuhei autrement plus rugueux, et dont le rapport à sa mère est plus complexe (peut-être aussi parce qu’Imamura a décidé d’étoffer l’historique du personnage – censé avoir abattu son propre père, et l'époux d'Orin, d’un coup de fusil, il y a bien longtemps de cela), outre qu’il a d’autres préoccupations d’ordre familial, avec son frère cadet incontrôlable. Mais, dans tous les cas, qu’on le montre ou pas, la mission de Tatsuhei lui pèse, et il faudra bien toute la dignité attentionnée d’Orin pour le convaincre de l’abandonner dans la montagne. Point essentiel – même si connoté différemment chez Imamura, peut-être ; car chez Fukazawa et Kinoshita, le pèlerinage est donc aussi affaire de transmission de l’éthique d’une génération à l’autre, transmission que le caractère extrême du « bien-mourir » transcende à un point inouï.


Mais il y a comme un marché latent entre Orin et son fils – car la première sait qu’il ne serait guère à propos de partir pour Narayama tant que son fils ne s’est pas remarié ; son épouse est décédée il y a un an environ… Mais un marchand de sel apprend à Orin que, dans le village d’en face, une femme vient de perdre son époux – et cette Tamayan a exactement l’âge de Tatsuhei ! Orin, ivre de joie, arrange le mariage – en fait parfaitement informel, comme toujours dans le village, où le statut matrimonial ne relève jamais d’autre chose que du fait accompli, quand la femme s'installe dans la maison de son époux. Et elle a l’occasion de voir combien sa nouvelle bru est admirable : la femme digne et travailleuse qu’il fallait à son Tatsuhei ! Maintenant, ce dernier n’a plus rien à opposer à Orin : il faudra bien qu’il l’abandonne dans la montagne. Même si, alors, c’est parfois Tamayan qui redoute le plus l’approche de cet ultime pèlerinage, car elle a très tôt noué des liens très forts avec sa nouvelle belle-mère… Mais elle est bien trop digne et consciente de sa place dans l’ordre du monde pour s’opposer à la volonté inébranlable d’Orin de « bien mourir ». En fait, dans les trois œuvres, la relation entre Orin et Tamayan est presque aussi forte que celle entre la vieille et son fils… C’est seulement qu’elle s’exprime différemment – davantage dans la retenue.


Ce qui opère un contraste d’autant plus marqué avec Matsu, qu’épouse bientôt Kesakichi en la ramenant à la « Maison de la souche » – et qui est enceinte d’un « souriceau ». Tant de monde dans cette famille… Il n’est pas possible de nourrir autant de bouches. La solution du petit-fils est dès lors toute trouvée : les vieux doivent laisser la place aux jeunes ! Tamayan n’aurait jamais dû venir, de toute façon, car il n’avait pas besoin d’une autre mère (texto : l’égocentrisme est un trait de caractère essentiel du personnage), mais, maintenant que c’est fait, sa grand-mère doit partir pour la montagne ! Et au plus tôt ! Discours qui agace profondément Tatsuhei – au point de la colère indignée à l’encontre du petit ingrat… Orin est bien moins colérique : sa rivalité avec Kesakichi, bien réelle, ménage quelques scènes très troublantes où la vieille femme semble apprécier le comportement de son petit-fils, au fond plus lucide que Tatsuhei.


Mais la situation dans la maison est aggravée par l'arrivée de Matsu, la femme que se choisit Kesakichi en l'imposant à sa famille, et qui est l’antithèse aussi bien d’Orin que de Tamayan : la jeune femme est gourmande et fainéante, et, ce qui n’arrange rien, elle est profondément stupide (et son égoïsme découle de sa bêtise, contrairement à celui de son époux Kesakichi) ; Imamura en rajoute une couche, car, dans son film, elle est affligée d’une maladie de peau qui la rend aussi laide physiquement que moralement, en plus d’être idiote. De toute façon, il ne faut certes pas se leurrer sur l’amour entre Kesakichi et Matsu (le moment venu, le premier remplace d’ailleurs hâtivement la seconde dans le film d’Imamura, décidément très cruel, et où le désir sexuel, au point le plus instinctif, l’emporte toujours sur les sentiments quels qu’ils soient), et encore moins sur leur désir d’enfants : le « souriceau », eux non plus n’en veulent pas, et ils se disputent presque pour décider qui des deux abandonnera l’enfant à naître dans le ruisseau… Noter que, dans le film d’Imamura, on assiste très tôt à ce genre d’infanticide – ou plus exactement on découvre du moins le cadavre d’un nourrisson frigorifié, de telle manière que l’on a l’impression que cela relève de la norme dans le village.


La famille de la « Maison de la souche » comprend aussi d’autres enfants, fils et filles de Tatsuhei, mais ils ne jouent guère de rôle significatif dans les trois œuvres. Par contre, le film d’Imamura y ajoute un dernier personnage, inédit, et d’une certaine importance : il s’agit de Risuke, le frère cadet de Tatsuhei, que tout le monde au village appelle « le Puant ». Réputation dérivée de son statut de cadet, guère enviable dans la société japonaise classique, ou authentique odeur corporelle, qu’importe, il est « le Puant » pour tous au village (sauf peut-être sa mère Orin et son frère aîné Tatsuhei ? À voir…), et y compris pour lui-même. En conséquence, Risuke, sans cesse brimé et raillé, souffre surtout de ne pas avoir de vie sexuelle : les femmes du village n’en veulent certainement pas – même celle que son père oblige, à sa mort, à coucher avec tous les hommes du village pour contrer la malédiction qui ne manquerait pas de s’abattre sur la famille, en raison de son incapacité à se rendre à Narayama pour mourir… C’est devenu une obsession chez Risuke – et Tatsuhei s’en rend bien compte, qui cherche sans trop savoir comment à combler ce désir obsédant et animal chez son petit-frère ; en fait, même Orin cherche à y remédier ! Mais « le Puant » n’a guère d’alternative – et fornique avec la chienne des voisins… L’occasion pour Imamura d’appuyer encore sur la bestialité de son film, qui prend ici une connotation particulièrement scabreuse. Ce qui est horrible, c’est cependant avant tout que « le Puant » est un personnage aussi tragique que burlesque ; nombre des scènes le faisant intervenir relèvent de la comédie acerbe (et grivoise), mais du genre qui met le spectateur mal à l’aise… En cela, il m’a rappelé un personnage d’un autre film d’Imamura, ultérieur : Yuichi, le militaire traumatisé incarné par Ishida Keisuke dans Pluie noire...


Voici pour la « Maison de la souche ». Il y a bien sûr d’autres maisons dans le village, mais la plupart ne consistent qu’en figurants – même si le film d’Imamura, plus long que celui de Kinoshita, prend soin de développer l’ensemble de la communauté et des personnages qui la composent avec davantage de profondeur et de précision que les deux œuvres antérieures. Il y a cependant quelques exceptions, qui valent pour les trois : la « Maison qu’y pleut », au sort funeste (dans le film d’Imamura, cette maison est celle d’où vient Matsu, pour des raisons que nous verrons plus loin, mais, dans les deux autres versions, elle vient de la « Maison de d’vant l’étang »), et la « Maison au sou », celle du vieux Matayan qui ne veut pas mourir, et de son brutal fils qui ne lui en laissera pas le choix… J’y reviendrai ultérieurement.


LA FAIM AU CŒUR DE TOUT


Tout ceci, dans les trois œuvres, fournit un contexte à une riche parabole où le thème primordial de la faim débouche sur la mise en scène du devoir – en l’espèce, le devoir de mourir. En résulte une appréhension contrainte, douloureuse, mais aussi très digne le cas échéant, des cycles de la vie comme de la transmission du sens que les villageois y accordent de toute éternité. Cependant, là encore, les trois œuvres diffèrent grandement dans leur approche de ces diverses thématiques.


Dans la nouvelle


La nouvelle de Fukazawa contient bien sûr tout cela, mais, avec son style minimal et laconique, j’ai le sentiment qu’elle l’exprime surtout par défaut. La faim, ici, relève tellement de l’évidence qu’elle n’a finalement pas à être davantage appuyée. La description lapidaire du mode de vie des villageois suffit le plus souvent à rendre cette dimension essentielle sans la brutalité de l’évocation directe. D’où ces nombreux passages où le point de vue extérieur, à sa manière de faux ethnographe, disserte sur l’alimentation des villageois, en évoquant à satiété les « pois à péter », surtout, mais aussi occasionnellement d’autres choses, comme ces truites que la vieille Orin attrape comme nul autre. Il en va de même pour ces expressions locales, qui découlent de cette importance cruciale de la faim : « Ne bouffe pas ! » relève alternativement du juron, de l’insulte et du sarcasme. La pauvreté, par contraste, c’est alors peut-être surtout ce que l’on ne mange pas – ou, plus exactement, ce que l’on ne mange qu’exceptionnellement : en l’espèce, le riz. Ce produit que l’on envisage comme étant de première nécessité, et comme le plat fondamental dans la société japonaise (où, sauf erreur, le terme pour désigner le riz peut désigner le repas de manière générale ?), est ici un produit de luxe, et on ne le désigne d’ailleurs pas ainsi, mais au travers d’une périphrase faisant allusion tant à l’alimentation coutumière des villageois qu’à la félicité presque religieuse qu’ils associent à cette nourriture hors-normes : « Messire le hagi blanc. »


Il est cependant des cas où l’évocation de la faim se fait plus directe. Bien sûr, c’est le plus souvent à mettre en rapport avec la nécessité pour Orin de faire sous peu le pèlerinage de Narayama… Cela intervient dans ses propres paroles, car la digne vieillarde sait très bien ce qu’il en est et ne craint pas d’en parler, mais on peut être tenté de mettre en avant les saillies égoïstes de Kesakichi quant aux bouches à nourrir, à associer à la gourmandise de sa femme, la bêtasse Matsu : « Les pois, si on en mange quand ça cuit, on dit que plus qu’on en mange et plus qu’y en a ! » prétend-elle. Tatsuhei ose un sarcasme : « Matsu-yan, si plus qu’on en mange et plus qu’y en a, si t’en manges point, je crois qu’y en aura bientôt plus du tout. » Mais la gourde ne comprend pas qu’on se moque d’elle… Il faudra que Tatsuhei ordonne à Kesakichi de la gifler pour qu’elle cesse de se gaver – pour un temps du moins.


Enfin et surtout, ce discours se tient plus ouvertement encore dans une autre espèce, exceptionnelle, et qui fait froid dans le dos : quand les villageois découvrent que ceux de la « Maison qu’y pleut » leur ont volé des patates. « Amende honorable à Messire Narayama ! » Les villageois se précipitent sur ce qu’on leur a volé, disent-ils, et premier arrivé, premier servi, dans une scène très douloureuse et même répugnante ; mais ce n’est pas suffisant aux yeux de beaucoup, car la « Maison qu’y pleut » est pourrie jusqu’à la moelle, et ce depuis des générations, et ça ne changera jamais… J’y reviendrai.


Dans les films


Mais le rendu de la faim, aussi cruciale soit-elle dans le récit, varie énormément dans les deux adaptations cinématographique. Pour le coup, si Kinoshita est plus fidèle à la lettre, je tends à croire qu’Imamura l’est davantage à l’esprit. Car la faim, chez Kinoshita, n’est finalement guère palpable : elle transparaît certes dans les répliques des personnages, directement empruntées à la nouvelle, à la lettre donc : « Ne bouffe pas ! », les pois à péter, les voleurs de patates, etc. Mais les images semblent dire tout autre chose, car elles sont entièrement dédiées à la beauté. La rizière dorée, même petite, semble garantir que « Messire le hagi blanc » ne manquera pas, du moins quand on en aura besoin, et, en plusieurs scènes, différents personnages se gavent littéralement de riz. Dans les répliques, la gourmandise de Matsu est critiquée et moquée, mais sans que cela noue le ventre du spectateur – contrairement à ce qui se produit dans la nouvelle. Les villageois ont globalement l’air en bonne santé, et les travaux des champs ont quelque chose d’iconique dans leur majesté – au moment du repas, les aliments ne semblent finalement pas manquer…


Bien sûr, Imamura adopte un parti tout autre : la faim, dans son film, est visible, omniprésente, et cruelle. Les paysans, d’une crasse épouvantable, sont d’une extrême pauvreté, ils mangent peu, et ils mangent mal ; il faut se rationner en permanence, et la venue de l’hiver porte en elle une menace récurrente autrement palpable que celle de Westeros (pardon). Ceci car l’hostilité de la nature est systématiquement mise en avant – même, le cas échéant, de manière burlesque : ainsi quand les villageois chassent le lapin dans la neige, battue bruyante et invraisemblable pour le si petit animal que Tatsuhei abat d’un joli coup de fusil… mais dont il est aussitôt dépossédé par un rapace qui s’empare de la dérisoire carcasse.


Chez Imamura, en outre, la thématique centrale de la faim est redoublée par celle du désir sexuel, une dimension peu ou prou absente de la nouvelle (même si son ton prosaïque ne l’exclut pas toujours) et plus encore du digne film de Kinoshita – dans lequel Tatsuhei, quand Orin lui apprend qu’elle lui a trouvé une nouvelle femme, confesse un peu gêné à sa vieille mère qu’il n’est « plus vraiment porté sur la chose »… La « chose », chez Imamura, est partout, mais selon deux modes différents : la satisfaction, et la frustration – en écho donc avec la nourriture. Dans le premier cas, c’est probablement Kesakichi qu’il faut mettre en avant, qui fornique sans cesse avec Matsu, et plus tard, sans plus d’états d’âme, avec celle qu’il a très vite choisie pour lui succéder. Dans le second cas, c’est bien sûr « le Puant », personnage ne figurant que dans le film d’Imamura, qui, bien malgré lui, obtient la vedette, personnage ridicule et pourtant poignant, dont l’odeur est si infecte qu’il ne saurait trouver d’autre partenaire que la chienne des voisins – quoi qu’il prétende à cet égard : tout le village (donc tout le monde) sait très bien ce qu’il en est. Entre les deux, la femme dont son père mourant exige qu’elle couche avec tout les hommes du village fait, si j’ose dire, la bascule, en refusant d’accorder ses faveurs au « Puant » qui n’attendait que ça, avec une anxiété adolescente (il n’est plus un adolescent depuis longtemps, s’il l’a jamais été dans ce rude monde rural où l’on passe probablement sans transition de l’enfance à l’âge adulte), et il succombe d’autant plus à une crise de folie furieuse tant son dépit est cruel ; à Tatsuhei et même Orin de voir ce qu’ils peuvent faire pour le calmer un peu…


Cette mise en avant du désir sexuel me paraît récurrente chez Imamura – même si je ne peux pas encore me prononcer, notamment, sur des films comme Le Pornographe (introduction à l’anthropologie), adaptation du génial roman Les Pornographes de Nosaka Akiyuki, que je compte relire sous peu, ou encore De l’eau tiède sous un pont rouge, avec son personnage de « femme fontaine » ; il me faudra voir tout ça, et bien d’autres choses encore… Cependant, ici comme dans les deux films qu’il a tournés juste avant, La Vengeance est à moi et Eijanaika, l’évocation de la sexualité est essentielle, et passe par des scènes relativement crues, sans être à proprement parler explicites. Quand Kinoshita stigmatisait le film d’Imamura comme « pornographique », je suppose que cela allait bien au-delà, que c’était une critique d’ordre général, mais ces scènes de sexe ont probablement eu leur part dans ce jugement – c’est ici que le caractère antithétique des deux adaptations de Narayama saute le plus aux yeux, même s'il est sous-jacent dans l'ensemble.


Mais, bien sûr encore, il faut y associer un autre trait caractéristique du cinéma d’Imamura, qui est la relégation de l’homme au rang d’animal – une autre connotation de la « bestialité ». Encore qu’il ne faille pas se tromper sur ce terme finalement contestable de « relégation », je suppose : quand Imamura filme des hommes comme des animaux, il ne s’agit pas pour lui de les insulter, ou même plus globalement de les juger – cela relève plutôt du simple constat, en tant que tel neutre sur le plan éthique. Nulle haine à l’encontre des paysans pouilleux du village – dans la filmographie du réalisateur, ils arrivent juste après ceux d’Eijanaika, et leurs contreparties davantage urbaines : or, dans ce film, le désir sexuel était associé à la joie et à une subversion bienvenue – les animaux rieurs qui braillaient « Pourquoi pas ? » dans un carnaval perpétuel étaient assurément plus sympathiques que les politiques et les propriétaires censément dignes qui les jugeaient et les massacraient… Il s’agit, peut-être plus particulièrement dans La Ballade de Narayama, et au regard de cet impératif de « réalisme », de présenter les hommes et les femmes comme ils sont – car la sexualité est une dimension importante de la vie humaine comme animale, ou humaine car animale, dépassant les jugements de valeur hérités d’une morale pudibonde, au critère bien préférable de l’anthropologie ou du naturalisme.


Or le film d’Imamura appuie sans cesse sur cette dimension – notamment du fait de l’usage de plans de coupe animaliers. Quand Kesakichi et Matsu font l’amour, nous voyons deux serpents s’emmêler ; tel frugal repas des villageois est associé à un prédateur engloutissant sa proie sans même y penser, etc. Pour le coup, La Ballade de Narayama se montre particulièrement explicite, bien plus sans doute que d’habitude, et je ne sais pas si c’est une bonne ou une mauvaise chose. On a pu critiquer ce procédé comme trop lourdement illustratif, mais le fait est qu’il produit son effet, indéniablement. Avec toujours quelque chose de foncièrement dérangeant – qui n’est peut-être pas sans me rappeler, dans un registre assurément bien différent, le « snuff animalier » du Cannibal Holocaust de Ruggero Deodato, vite devenu hélas un cliché du genre « film de cannibales », employé par la suite avec une gratuité navrante… Heureusement, Imamura se montre on ne peut plus pertinent, bien sûr – même si démonstratif.


LE DEVOIR, LA TRANSMISSION ET LA MORT


Mais la faim est donc associée à d’autres notions, qui sont le devoir et la transmission, en rapport direct avec la mort. C’est probablement la dimension la plus subtile, et parfois ambiguë, dans les trois œuvres, et donc pas la plus simple à exprimer ; j’espère ne pas dire trop de bêtises, tentons le coup...


La nouvelle de Fukazawa ne me fait pas vraiment l’impression de « juger » ses personnages – peut-être parce que son style laconique n’y est guère propice, et il faut plus que jamais lire entre les lignes. En tout cas, son contenu n’a rien d’unilatéral, et, aux yeux d’un lecteur occidental, cela peut s’avérer surprenant ; sans doute un lecteur japonais y verra-t-il en tout cas, presque instinctivement, bien des choses qu'il jugera fort compréhensibles quand un Français les jugerait incongrues…


Nous sommes probablement portés à juger la tradition de Narayama absurde, et le dévouement d’Orin envers ce cruel devoir parfaitement révoltant – Soleil Vert nous y a aidés. Mais d’autant plus, bien sûr, que la petite veille est extrêmement sympathique, de manière générale (avec donc un bien singulier bémol chez Imamura, j’y reviendrai dans la section suivante). Tatsuhei est notre point d’ancrage, le personnage auquel on s’identifie – mais surtout quand il souffre de la tâche à accomplir. Tout autre comportement, de sa part, pourrait paraître incompréhensible aux yeux d’un Occidental, dont la conception de l’amour filial diffère sans doute de celle du Japon traditionnel ; et l’on est culturellement disposé à envisager le fait d’abandonner Orin à la montagne comme un meurtre – sans guère tenir compte du désir de mourir dont fait preuve cette dernière. Si la faim endémique du village est censée justifier la tradition du pèlerinage (quel euphémisme !), on est tenté d’y voir une forme particulière mais non moins répugnante de realpolitik à l’échelle de la minuscule communauté, en tant que telle sinistrement amorale. Et dans une société où le fond catholique perçoit le suicide comme un crime, et particulièrement affreux, le qualificatif toujours polémique d’euthanasie ne paraît pas davantage approprié, du fait de la santé éclatante d’Orin…


Mais la nouvelle s’inscrit dans un contexte culturel tout autre. Et, si je ne suis pas certain qu’il soit totalement pertinent de l’associer à une « culture de la mort » censément propre au Japon, a fortiori sur le mode tout de même bien particulier du bushido (mais de manière générale, ce trait n’est pas forcément si évident, même si la lecture de l’essai de Maurice Pinguet La Mort volontaire au Japon peut fournir des clefs), il paraît par contre certain que les traditions philosophiques et religieuses du Japon ont ici leur mot à dire.


Peut-être d’abord et avant tout le bouddhisme ? Jusque dans sa relation plus ou moins syncrétique avec le shintoïsme ? Narayama désigne donc aussi bien la montagne que le kami qui est censé y vivre. De manière très marquée dans le film de Kinoshita, l’accès à la montagne aux chênes, lieu de pèlerinage, implique de franchir un portail, un torii : au-delà s’étend un sanctuaire, sacré en tant que tel, aussi effrayant soit-il. Mais, arrivée à destination, Orin attendant d’être accueillie par Messire Narayama n’en adresse pas moins ses prières au bouddha Amida… Et, à plusieurs reprises, bien avant cela, elle évoque avec sa famille et ses voisins des notions associées au bouddhisme, d’abord et avant tout le karma – ce qui conduit tout naturellement à envisager les questions de responsabilité d’une manière plus qu’intrigante pour quelqu’un, même athée, ayant baigné dans la culture chrétienne et a fortiori catholique. C’est notamment le cas quand l’aimable vieille est confrontée au personnage tragique de Matayan, de la « Maison au sou », le vieux qui ne veut pas mourir. Orin le sermonne : il doit se rendre à Narayama ! C’est son devoir ! Elle fait preuve d’une gentillesse indéniable quand elle s’adresse à lui, et le laisse volontiers se gaver du riz qu’elle a cuit pour la cérémonie, mais elle ne l’en morigène pas moins – et déplore, au fur et à mesure que la situation à la « Maison au sou » devient intenable, « tant de mauvais karma »…


La question de la piété filiale est peut-être plus complexe encore, car elle doit d’une certaine manière composer avec des traditions cette fois plus difficiles à associer dans un syncrétisme de circonstance. La filiation est assurément un thème important dans les trois œuvres, qui placent toutes au cœur du récit le couple mère/fils formé par Orin et Tatsuhei. Mais le devoir, ici, associé à la tradition du pèlerinage à Narayama, vient interférer, je suppose, avec les vertus cardinales de la piété filiale et tout autant de la loyauté héritées du confucianisme, ou plus encore du néo-confucianisme si prégnant dans la société d’Edo. Au regard de ces conceptions, la douleur de Tatsuhei est assurément légitime, et l’intransigeance d’Orin peut-être plus difficile à justifier ?


Mais, au fond, tout cela se voit progressivement accorder une importance presque secondaire – et justement du fait de l’institution du pèlerinage, de l’élément caractéristique de la légende « obasute » impliquant que ce soit le fils lui-même qui conduise sa vieille mère à la montagne pour l’y abandonner. Dès lors, ce qui compte en fait, c’est peut-être surtout la transmission, au gré d’une épreuve dont le caractère proprement traumatique est justement la raison d’être, permettant au final l’intériorisation de la loi. Dès lors, le périple est essentiel à l’appréhension de ces multiples dimensions, et, comme de juste, la nouvelle aussi bien que les deux films (mais peut-être plus encore ces derniers, en fait), consacrent bien du temps au voyage d’Orin et Tatsuhei ; en fait, avant cela, le film de Kinoshita, riche de complexes mouvements de caméras et tout particulièrement de travellings latéraux, ne cesse d’anticiper l’ultime périple dans une mise en scène du déplacement à la symbolique très forte. Dès lors, le voyage concret vers Narayama peut être envisagé comme une prémisse, ou une alternative, au voyage spirituel de la vieille bonne femme – et ce dernier voyage viendrait peut-être intervertir les rôles ? Ce serait alors la mère qui accompagnerait son fils, pour lui faire ultimement prendre conscience de sa place dans l’ordre du monde, même ce monde jugé fluctuant, si caractéristique de la pensée et de l’art japonais : au bout du chemin se trouve la compréhension, douloureuse assurément, et pourtant édifiante, de ce que la mort est le lot commun des hommes. Durant l’ascension de la montagne sacrée, il y a peut-être comme une émulation du triomphe romain, avec la vieille dame qui, sans certes embrasser le rôle de l'esclave, chuchote pourtant d'une certaine manière à l’oreille de son enfant : « Souviens-toi que tu vas mourir. »


Métaphoriquement s’entend, car le pèlerinage a ses règles, dûment expliquées à Orin et Tatsuhei par ceux qui l’ont déjà accompli par le passé, au fil d’une cérémonie à la majesté ritualisée (une scène proprement extraordinaire chez Kinoshita, long plan séquence en même temps que plan fixe, où le jeu des ombres et des couleurs, totalement surréaliste, produit un résultat époustouflant). Or une de ces règles, non la moindre, est qu’il ne faut pas parler durant l’ascension de la montagne. Ce qui suscite bien des moments déchirants dans les trois œuvres, car Tatsuhei ressent toujours la nécessité d’échanger quelques derniers mots avec sa mère, qui s’y refuse. En fait, bizarrement ou pas (j’avais déjà noté plus haut que le traumatisme de l’expérience pouvait l’expliquer dans une perspective symbolique aussi bien qu’éthique), c’est dans le film de Kinoshita que Tatsuhei souffre visiblement le plus, et ne cesse, en vain, de réclamer des paroles à sa mère. Le moment venu, pourtant, il s’agit bien d’abandonner la vieille dame dans cet endroit horrible, jonché des squelettes des innombrables villageois venus là pour mourir au fil des siècles… Le fils doit laisser sa vieille mère, qui n'a pas pipé mot, et il redescend les larmes aux yeux…


Et c’est alors que la neige se met à tomber – conformément aux prédictions pourtant gratuites d’Orin, persuadée de sa bonne chance ; car on dit que le pèlerinage se passe au mieux à la première neige. Dans les trois œuvres, Tatsuhei exalté remonte alors pour se rendre auprès de sa mère, criant : « Il neige ! Il neige ! » Mais la vieille dame, digne et pieuse, ne répond pas davantage. Pour Tatsuhei, ce n’est toutefois plus un problème à ce stade, peut-être – car il a connu enfin l’illumination, autant satori que memento mori. Regagnant le village, avec au cœur la conscience de sa place dans le monde, le fils abandonne, en même temps que sa mère, son chagrin par trop terrestre, pour admettre dans une bienheureuse indifférence qu’il lui faudra mourir un jour – et que ce sera alors à lui d’enseigner cette terrible leçon à Kesakichi. Ce qui confère un sens à la vie, en définitive, et aussi cruelle soit-elle : la transmission a opéré, et, dans le film de Kinoshita, outre Tatsuhei, c’est justement Kesakichi qui semble aussi en témoigner, lui dont l’ultime variation sur la chanson de Narayama ne raille plus la vieille Orin et ses trente-trois dents du démon, mais honore sa piété et son sens du devoir ; à moins bien sûr qu'il ne faille y voir une forme d'hypocrisie, mais je n'en suis pas persuadé.


Même chez Imamura, à l’évidence autrement plus critique envers l’institution de la légende « obasute » que Kinoshita, dont le film pouvait être perçu comme une ode à la dignité d’un Japon ancien idéal, et à l’appréhension sereine du devoir, de la transmission et de la mort, même chez l’acerbe Imamura donc, demeure quelque chose de cet apaisement bienvenu, et la douleur de l’abandon d’Orin, certes poignante, ne se montre finalement pas révoltante – ou pas seulement.


L’ABJECTION ET LA DIGNITÉ


Cependant, et chez Imamura avant tout, la moralité globale de la vie au village et de la mort à la montagne doit bien sûr être questionnée. Mais cette dimension plus ambiguë n’est pas absente de la nouvelle originelle, et même du film de Kinoshita, en fait.


Il faut dire que le contexte éthique du village, dès le départ, rompt avec la seule bienveillante dignité de la charmante vieille qu’est Orin, en mettant en scène nombre de personnages autrement détestables. Le film d’Imamura brode considérablement sur la population du village, qu’il développe et approfondit par rapport à la nouvelle canonique de Fukazawa, reprise le plus souvent à la lettre par Kinoshita. Chez Imamura, plusieurs seconds rôles, dès lors, presque des figurants, témoignent, par leur rudesse, leur violence, leur vulgarité, leur bêtise, de ce que le village n’a rien d’un idéal – la réalité ne saurait jamais être aussi parfaite.


Mais, même chez Fukazawa et Kinoshita, certains personnages, et certaines scènes, permettent de pondérer l’image idéale du village. Au minimum, il faut ici mettre en avant Kesakichi et Matsu. Kesakichi, quand il apparaît au tout début, pour railler la vieille Orin et ses trente-trois dents du démon, peut faire l’effet d’un simple gamin blagueur, aux plaisanteries finalement bien innocentes, mais le déroulement du récit par la suite nous forcera à revenir sur cette impression : Kesakichi est bien des choses, mais certainement pas innocent. C’est un gamin, oui, mais avant tout un monstre d’égocentrisme. Le film de Kinoshita, certes, semble le racheter quelque peu en dernière limite, mais l’image globale du petit-fils d’Orin reste essentiellement négative, et immorale. A fortiori si on lui adjoint sa femme Matsu, stupide et navrante, et égoïste pour ces lamentables raisons… Mais le film d’Imamura en rajoute encore une couche, quand, suite au décès de Matsu, événement qui n’apparaît que dans ce film, et j’y reviens tout de suite, Kesakichi nargue son oncle « le Puant », qui se moquait de lui parce qu’il n’avait plus de femme (car Risuke non plus n’est certes pas un personnage que l’on a envie d’apprécier), en exhibant aussitôt sa nouvelle conquête, poitrine dépareillée, à peine Matsu enterrée…


Et enterrée dans quelles circonstances ! C’est qu’il faut ici évoquer une des scènes les plus terribles du récit, dans ses trois avatars – mais, chez Imamura, toute mesure est alors abandonnée pour détourner ce moment du récit en une scène d’horreur pire encore, suscitant le dégoût et la haine du spectateur… Comme dit plus haut, vient un moment où les villageois se rendent compte que ceux de la « Maison qu’y pleut » leur dérobent des vivres. Lors de l’ « Amende honorable à Messire Narayama », les villageois scandalisés se rendent compte que c’est en fait bien pire que ça : la « Maison qu’y pleut » volait les patates des autres paysans à même les champs ! La répartition sauvage des biens volés est, dans les trois œuvres, une scène dure et quelque peu répugnante, tant la faim justifie exceptionnellement la cupidité sous un vernis bien hypocrite de solidarité villageoise (qui se fissure en même temps plus que jamais). Mais cela va plus loin : peu après, le brutal fils de Matayan, de la « Maison au sou », se rend à la « Maison de la souche » comme dans toutes les autres, afin d’exciter le ressentiment de l’ensemble de la communauté contre les voleurs de la « Maison qu’y pleut » – tous des bandits, et depuis des générations ! Il faut y mettre un terme… Mais comment ? Par la violence, sans doute ! Tatsuhei, hésitant comme souvent, fait la remarque qu’ils sont nombreux, ils sont douze… Mais Kesakichi, moins porté sur les sentiments, avance presque à la blague qu’il suffirait de creuser un gros trou, et de les y enterrer vivants

Nébal
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le 10 août 2017

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