[Mouchoir #34]
Il faut revoir le film de Kinoshita pour comprendre à quel point le remake d'Imamura est méticuleusement construit en contre-pied absolu. Ici aucune obsession sexuelle, un parti pris à l'opposé du naturalisme, qui embrasse le théâtre comme rarement l'a fait le cinéma japonais, et de fait la grandeur de son artifice affiché. Il faut se rappeler que Kinoshita est l'auteur du premier film japonais en couleur — Carmen revient au pays (1951) — pour saisir quel esprit a pu engendrer cet univers chromatique hallucinant, intense, complètement expressionniste, aux frontières d'un giallo.
La Ballade de Narayama sauce Kinoshita est ni plus ni moins un film en bleu et rouge qui mue progressivement en vert et rose dans son délavage, plus on se rapproche du cercueil de la mort. À l'image d'un recueil de poèmes chantés, Kinoshita construit de véritables tableaux picturaux aux couches fragiles, volatiles. À chaque trop plein d'émotions, une toile s'abat comme au théâtre, les personnages redeviennent de simples silhouettes, la caméra tantôt s'avance lentement tantôt s'élance, un projecteur coloré se rallume, et nous voici dans un autre lieu non loin, quelques temps plus tard, passé·e·s d'un sentiment à l'autre, pour ainsi dire de l'autre côté du point de bascule.
Par ces bonds, le récit se conte en saynètes rattachées par une poésie de l'artifice, au travers d'effets exprimés comme véritables figures de styles. Contés musicalement, filmés théâtralement — entendez frontalité, travelling latéraux, irréalisme du kabuki et du bunkaru, qualité légendaire et symbolique —, chaque morceau narratif fonctionne comme un acte supplémentaire d'une pièce de marionnettes menée par une main de maître qui tire toutes les ficelles ; celles des décors, des lumières, des trajets de caméra et des destins de ses personnages. On est pris·e au piège, théâtralement.
8,5.
[20/12/18]