Il existe parfois ce qu’on appelle des films-énigmes (L'année dernière à Marienbad), des œuvres spirales (Mulholland Drive), des expériences trou noir (Under the skin) qui, et vous ne savez pas pourquoi, vous envoûtent, elles vous engloutissent et elles vous restent, pour longtemps. Parfois aussi, et là, malheur, vous savez pourquoi, ça ne fonctionne pas. Ça se plante, et puis en beauté le crash. Comme La bête, de Bertrand Bonello, nouvelle adaptation au féminin (Gabrielle Monnier a remplacé John Marcher) et à tendance hyper conceptuelle de La bête dans la jungle d’Henry James (après celle de Patric Chiha l’année dernière) qui, sur plus d’un siècle, de la crue de la Seine en 1910 à un avenir proche (2044) où l’intelligence artificielle aurait réglé tous les problèmes de l’humanité en prenant le pouvoir (et en proposant de nous débarrasser de nos encombrants affects), développe une histoire de sentiments amoureux à l’épreuve du temps, de la mémoire et des technologies.
Il n’y a, je crois, pas trente-six façons de le dire : on s’ennuie beaucoup, vraiment beaucoup, pendant les 2h26 (oui parce qu’en plus c’est long, vraiment long) de La bête, et malgré la volonté de Bonello, et ça on ne pourra guère le lui reprocher, de toujours s’aventurer, de tenter, dérouter, oser. Mais cette volonté-là bute clairement contre l’impression d’une création en roue libre prise au piège de ses ambitions, d’expérimentations davantage confuses qu’abouties jusqu’à ne plus être, à la fin, qu’une sorte d’exercice de style claudiquant (et, avouons-le, un peu cheap sur les bords) digérant mal son aspect théorique et son lot de références inévitables (voir les films suscités, les plus évidents bien sûr, et on pensera aussi à Cronenberg, à Carax, à Winding Refn…).
À vouloir à tout prix mélanger les époques (passé, présent, futur), les styles (allers-retours temporels, digressions esthétiques, échos narratifs et formels…) et les genres (anticipation, thriller psychologique, fable méta, drame intimiste…), le film en devient désincarné, fouillis, hermétique, nous laissant insensible au sort de Gabrielle et de Louis, éternels amants désynchronisés auxquels on ne s’attache pas une seconde. Car, et c’est là sans doute le principal écueil du film, il n’y a aucune, absolument au-cu-ne alchimie entre Léa Seydoux et George MacKay. Tous les deux sont comme éteints, comme absents, comme raides, jouant pour soi et jamais avec l’autre (cela aurait-il mieux fonctionné avec Gaspard Ulliel, initialement prévu dans le rôle de Louis mais, on le sait, décédé avant le tournage ?).
On croirait même qu’ils ont été filmés chacun de leur côté, en solo, puis réunis à l’écran par le biais d’effets spéciaux. Surtout, on dirait deux collègues de bureau qui ne s’entendent pas obligés de faire ensemble une présentation PowerPoint. Et ça, c’est particulièrement pénible à regarder. Tout ici est décousu, chaque intention tombe à plat (le final, loupé dans ses grandes largeurs), et rarement nous ressentirons cette peur qui anime Gabrielle au fil de ses résurrections, cette peur qu’elle redoute et qu’elle comprendra enfin, dans un cri, mais alors il sera trop tard : celle d’aimer, entièrement. Un beau récit, tragique, d’un amour qui n’aura de cesse de se dérober et de se confronter aux soubresauts du monde (Bonello charge la barque : inondation, tremblement de terre, violences, catastrophe inconnue, IA autocratique…), mais gâché par une dispersion scénaristique et stylistique ostensible à mort (sans parler des deux acteurs-savonnettes donc) qui empêchera toute implication intellectuelle, tout vertige émotionnel. Au moins Bonello, accordons-lui ça, a-t-il signé avec La bête l’un des premiers et splendides ratés de cette année.
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