Kanye West vend des places à 100 balles pour une « listening party » de son album à La Défense Arena, et Bertrand Bonello remplace son générique de fin par un QR Code. Quelle distance entre ces deux doigts d’honneur à l’avenir du spectacle ? Kanye est-il un imbécile fini et Bonello un cinéaste réfléchi, ironique et provocateur ?
Ces deux affirmations sont sans doute vraies, et après avoir critiqué un jeu de baston via son mode histoire, il me paraîtrait inconstant de ne pas commencer la critique de La Bête par son générique de fin. Dernière image du film > noir > pas de texte, simplement un putain de QR Code. On a connu le rolling credit en plein milieu du film (Climax, Gaspar Noé), le générique entièrement au début (Le Mépris, J.-L. Godard), le générique accéléré x3 sur la télévision des dernières années ou celui qu’on zappe systématiquement sur les plateformes de streaming légales. Mais pour un film en salle, se passer tout bonnement de cet ultime moment, c’est un geste fort. Bien entendu, cela n’est ni un oubli, ni l’abandon trop facile de cette tradition textuelle que la moitié des spectateurs ne lit jamais ; et bien entendu, Bertrand Bonello justifie la cohérence narrative de cette décision :
« En général, un générique est un moment d’émotion, avec de la musique, les noms qui défilent, les spectateurs qui se lèvent les uns après les autres et s’apprêtent à retrouver la lumière du dehors. […] Ici nous sommes dans un monde où les affects ont été bannis, il est donc logique qu’ils le soient aussi du générique. […dernière phrase enlevée pour éviter le spoil.] »
Oui, « logique », sans doute. Je comprends le choix d’une violence aux émotions du spectateur, d’un refus d’accès au sas de décompression, qui vont dans le sens du film. Ce que je comprends beaucoup moins, c’est le choix de dérober à l’équipe du film une tradition symbolique : pour la plupart de celleux qui travaillent sur un film, le générique de fin est leur seul moment (certes infime et filant) de visibilité, de reconnaissance publique. Même fait avec ironie et au nom de l'art, c'est violent.
Et que cela vienne de l’un des plus éminents représentants du cinéma “indépendant” français, c’est presque un comble ; car sans le précieux commentaire extérieur de Bonello, ce geste d’ablation peut tout simplement être interprété comme un cynisme absolu : nous savons toustes que plus personne ne lit les génériques, alors autant économiser cinq minutes sur la copie finale, non ? Car on a tellement hâte de rentrer chez nous et de quitter la salle noire comme notre corps se ferait quitter par le corps de l'autre après un rapport sexuel bâclé, car on peut laisser en plan notre gobelet de coca et quelques popcorns sur le sol, car on n’a plus besoin de décompresser avant de se rétracter les pupilles sur l’avenue marchande, car on n’a plus besoin de savoir qui a fait le film, car ils se font comme par magie et bientôt par pure AI. Et qu’on préfère ne pas considérer les cent personnes nécessaires à un long-métrage pour continuer à être persuadé que payer pour voir un film est une aberration et que la normalité c’est que l’art soit gratuit. Ouais j'en ai gros sur la patate. Alors, la différence avec Kanye ? C'est que là, au moins, on est sûr que c'est pensé, et qu'au lieu d'insulter les spectateurices on insulte l'équipe technique.
Plus pervers : moi qui n’aime rien manquer, n’ayant pas osé scanner ce QR Code tellement j’étais sur le cul et tellement le geste me semblait absurde, j’aurais semble-t-il manqué des scènes bonus incluses dans le générique online. Finalement, en ayant refusé ce geste, je n’ai moi-même pas lu les noms du générique. Est-ce cela, être réactionnaire ?
*
Ou bien, être réactionnaire, c’est peut-être de bloquer sur un non-générique plutôt que de parler des deux heures vingt de film qui précèdent. La Bête, c’est du cinéma de haute volée qui cultive l’infection, la dissémination, l’étrangeté perpétuelle. Contre un grand fantôme d’horreur — cette Bête, métaphorique ou non, que l’on recherche pour espérer l’affronter si tant est qu’elle fût affrontable —, il y a une position égoïste, une peur panique et viscérale de Gabrielle (Léa Seydoux) : éviter de plonger dans ses vies antérieures, refuser l’épuration des traumas du passé par crainte de perdre à jamais les vibrations complexes de l’avenir, qui font souffrir plus fort mais désirer plus intensément. Ne pas se normaliser, ne pas être consumé par un monde où la condition d’un travail réussi est la suppression des affects.
En fait d’égoïsme, La Bête de Gabrielle présente plutôt un combat éminemment politique, mais tissé entre réalisme magique, récit d’anticipation, poétique du corps, dissection historico-romantique et fable onirique. Dans ce fouillement animiste des vies passées, Gabrielle va plutôt trouver les raisons de sa lutte, un grain dans la machine purificatrice qui mérite la souillure de l’âme. Infernal et rhizomique, La Bête est une forme de Mulholland Drive sans doute plus simple, diront les puristes ; ou trop simple, trop français, trop avec Léa Seydoux, pas assez crade, mais avec une sorte de grâce sombre qui eût… peut-être… mérité un générique, quand même, plutôt qu’un geste d’auteur.
Je me suis pas trop foulé, alors pour plus de détails et un contre-avis, voici la bonne critique de mymp, allez bisous