J'ai apparemment un avis très différent de la majorité des gens vis à vis de La Carrière de Suzanne. Si beaucoup voit dans le changement de format entre ce film et La Boulangère de Monceau (52 minutes contre 22) la mise en place des limites techniques de Rohmer, je vois surtout un développement plus maîtrisé et une intrigue largement supérieure à celle de la Boulangère. Un an seulement de plus et la technique de Rohmer s'est, à mon sens, totalement développé. Et cela malgré le désir de rester encore et toujours dans l'amateurisme (qui à dit "post-synchro" ?).
Le "héro" du film, où du moins le narrateur (car oui, Rohmer tient à garder son narrateur, à la voix morne) est Bertrand, étudiant en pharmacie, joué par Philippe Beuzen. Derrière son air vide, sans charisme et hésitant, on remarque cependant, à travers le film, un beau jeune homme, séducteur malgré tout et qui, dans le film, ne cache pas un certain mépris envers les faibles. Les faibles, les personnes sans vertus, sans estime de soi, ce sont les copines de Guillaume (Christian Charrière), étudiant à Science-Po et Don Juan à ses heures.
A la terrasse d'un café, Guillaume rencontre Suzanne, jouée par Catherine Sée, qui malgré deux forts jolies boutons arrive à s'imposer à l'écran, par son naturel, tout de suite remarquable. Guillaume, sans retenue aucune, drague Suzanne, l'invite chez lui pour une soirée où il passe des heures à parler avec Sophie (Diane Wilkinson), qui semble ne pas laisser Bertrand indifférent. Mais Suzanne joue à la maîtresse de maison, et sans aucun orgueil se voit humilier avant de finalement retrouver les bras de Guillaume et sembler être la plus heureuse des femmes.
Le film continue alors sur cette lancée. Guillaume humilie Suzanne, la rabaisse plus bas que terre et finie quand même par la sauter. Pire, il abuse de son argent et lui arrache tous ses sous tandis que Bertrand participe, de manière indolente à tout ça. Il ressent envers Suzanne de la pitié teintée de colère devant tant de faiblesse.
On assiste donc à ces rapports amicaux, amoureux. A Suzanne qui semble beaucoup aimer Bertrand. A ce-dernier qui croise, de temps à autrui, Sophie et tente de la draguer.
Ce film respire la jeunesse, la vie étudiante, la vie parisienne, bien plus encore que La Boulangère de Monceau.
Distillant subtilement des réflexions sur les rapports amoureux, amicaux mais surtout sur ce cap qu'est la jeunesse, tout riche d'une atmosphère parisienne incroyable, ce film parvient, avec plus de 50 ans, à faire écho sur la jeunesse d'aujourd'hui. L'ambiance du film est une réussite.
L'interprétation est très bonne aussi. Philippe Beuzen parvient, tout en gardant le ton monocorde du narrateur et cette sorte d'ennui profond qui caractérise les héros de Rohmer, à être vivant, à être plaisant. On a le droit à une vraie sensation de vie dans ce film. On voit la jeunesse. Les dialogues, sans être du Audiard, sont très forts car ils sonnent très vrais. Le langage des jeunes est bien retranscris, surtout au regard de l'époque.
Ce qui est frappant, à mon sens, dans ce film, est de voir à quel point il sonne plus vrais que La Boulangère de Monceau. Il est véritablement touchant, bluffant. Il est également très bien rythmé et même surprenant. Le narrateur n'apparaît pas du tout comme un dieu, son jugement peut être vu et revu, réinterprété à souhait pour mieux comprendre chaque situation.
La fin, abrupte au possible, amène le spectateur a reréfléchir à propos du film mais surtout à propos des personnages et donc, de ce fait, à revoir son propre jugement sur les propos du film. On notera d'ailleurs que ce second conte moral se termine sur une note qui n'apparaît pas comme étant celle d'un happy end.
Sans être jamais trash, ce film respire la liberté des années 60, la jeunesse de cette époque, et la vie parisienne. Une bouffé d'oxygène propice à la réflexion.