Les bâtards de l'Histoire immortalisés par un Verhoeven rageur!!
Très injustement méconnu, malgré une réputation culte, La Chair et le sang est un grand film, portant à son apogée l'approche sans concessions du cinéma par Verhoeven. Narrant les péripéties anarchistes d'un petit groupe de mercenaires en plein moyen-âge du 16 ème siècle, ce film, d'une radicalité jubilatoire, est un idéal de cinéphile.
Trahis par un seigneur après s'être battu pour lui, un petit groupe de mercenaires, mené par le charismatique Martin, fomente une revanche impitoyable. Ayant capturé la promise du prince, le groupe va vivre la vie de château, en s'accordant tous les excès, que ce soit grande bouffe ou sexe torride. Mais, avec l'arrivée de la peste et des ennemis, le groupe va se fissurer et comprendre le prix à payer de leurs aventures amorales.
La vision de Verhoeven de l'Histoire est claire: l'Europe s'est bâtie dans le sang et la poussière, par des affrontements barbares entre guerriers plus amoraux les uns que les autres, dominés par des seigneurs injustes et des prêtres hypocrites et opportunistes.
Incidemment, les personnages de La Chair Et Le Sang sont tous habités, rongés, par une violence barbare et crasse rarement aussi bien dépeinte.
Si les séquences de batailles sont grisantes, à la fois bourrines et stratégiques, différentes machines ingénieuses ayant leur place décisive (catapultes, tonneau-bombe à retardement, etc..), elles sont aussi dures, crues et sans concessions, à chaque fois vecteur du message désenchanté du réalisateur.
Comme le dit le seigneur Arnolfini à son fils, « le combat, c'est bon pour les idiots. »
Grand démystificateur devant l'éternel, Verhoeven n'aura également de cesse durant le film de mêler religion et guerre.
Une fois laissés à eux-mêmes, les mercenaires se réfugient vite dans la foi de St Martin, dont ils viennent de trouver la statue, et se laissent guider par lui. Une route funeste, qui les mènera au viol, à la luxure et à la haine de l'autre.
En proie au doute, le cardinal implorera Dieu de lui envoyer un signe pour savoir s'ils font oui ou non fausse route. La réponse ne se fera pas attendre pour le prêcheur dépité: le leader Martin se voit iconiser, au sens premier du terme, apparaissant comme un Dieu sardonique et tout-puissant de la guerre. En effet, habillé d'un blanc immaculé, Martin se tient derrière une roue de carrosse enflammée, l'affublant d'une auréole improvisée.
Grand moment de cinéma.
Cette propension à assimiler et à recracher dans un cadre inattendu la culture catholique se retrouvera dans Robocop, cette satire acide déguisé en SF, où le policier bio-mécanique fera office de figure messianique.
La subversion, la vision sale et désacralisée de l'humanité, passe aussi par le développement des relations sentimentales, profondément ambiguës.
Personnage pivot, la jeune pucelle Agnès, une fois enlevée, déclenche un triangle amoureux plus complexe qu'il n'y paraît.
(SPOILERS)
Agnes est pucelle, mais loin d'être innocente, comme le suggère son insistance, agrémentée de coups de ronces, à voir sa gouvernante lui enseigner les bases de la copulation.
Un autre décalage entre romantisme suranné et perversité a lieu lors du partage de la Mandragore par Agnes et le prince Steven. Ce pacte amoureux naïf est vite contrebalancé par un plan large nous rappelant qu'autour des deux amoureux transis pendent d'horribles cadavres en décomposition!
Une fois enlevé par Martin et ses camarades, Agnes devra subir les pires sévices sexuels, mais bientôt elle paraît ne plus seulement jouer le jeu pour survivre, mais bien prendre goût à la vie de hors la loi et s'attacher au sulfureux Martin, comme le suggère leur torride partie de jambes en l'air dans le bain vaporeux.
Le prince Steven, une fois lui aussi capturé et enchainé comme un chien galeux, forcera Agnes à faire un choix: ayant jeté devant les yeux de sa promise un reste du chien porteur de la peste dans le puits, à elle de le dénoncer ou de laisser périr les mercenaires.
L'ambiguïté sentimentale d'Agnes restera jusqu'à la fin totale, la jeune femme ressentant visiblement de la peine pour Martin et l'aurait peut-être rejoint si elle n'en avait pas été empêché par Steven et l'effondrement du château en feu.
(FIN DES SPOILERS)
La mise en scène de Verhoeven, profitant d'un Cinémascope à couper le souffle et d'une photographie brillante et variée de Jan De Bont, est splendide en tout points.
L'élégance et le savoir-faire du rendu visuel contrastent de manière unique avec l'amoralité dépeinte dans le film.
Rutger Hauer, qui retrouve Verhoeven après le déjà anarchiste Turkish Délices, est au sommet de son art, profitant encore de l'aura magnétique de l'inoubliable Blade Runner. Il incarne à merveille l'homme primitif selon Verhoeven, à la fois goguenard, manipulateur, viril et charismatique au possible.
Jennifer Jason Leigh, alors très jeune, force le respect avec sa composition tout en nuances de l'hypnotique Agnes, jeune adolescente sensuelle et naïve goutant aux plaisirs pervers des forces du mal.
Au final, par le biais de batailles éblouissantes et sanguinaires, de personnages iconiques en diables développant des relations sentimentales intrinsèquement ambiguës, se dégage le regard noir et sans concessions de Verhoeven sur l'Histoire et l'Humanité.
Chez l'Hollandais fou, on est forcés de regarder la vérité en face: l'homme est une bête sanguinaire, ressentant dans ses tripes le besoin de posséder, de prendre, de tuer, de baiser.
Un jusqu'au boutisme traumatisant qui n'empêche pas un souffle épique inoubliable.
Sans déconner, La Chair Et Le Sang est réellement un film de rêve pour les cinéphiles déviants épris d'amoralité.
J'en suis.
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