Les plus grands films documentaires sont des films qui prennent leur temps : "Shoah"(9h), "A l'ouest des rails"(10h), "Route one USA"(5h30) etc, conditions sine qua non à une plongée du spectateur dans un monde, à une complète immersion au-delà des simples images - des clichés, des surfaces. "La Chine" d'Antonioni a la bonne idée de suivre cette voie en regroupant sous forme de trois chapitres, trois films d'une grosse heure sur plus ou moins 1) Pékin, 2) la province de Lun-kiang, 3) Shanghaï.
Forcément le rencontre entre deux dinosaures comme Antonioni (archétype de l'intellectuel occidental) et La Chine (fascinant monstre oriental) produit des attentes énormes, au moins autant de questions, et quelques peurs. Où se place Antonioni en faisant son film ? Il l'entame en filmant une femme accouchant par césarienne et ayant pour seule anésthésie des piqûres d'acupuncture ! Il le termine en filmant pendant 20 minutes une représentation du cirque de Shanghaï. Entre les deux, en réalité, on comprend vite qu'Antonioni (ou son chef opérateur Luciano Tovoli) filme, et laisse ce matériau brut inchangé. Il montre mais s'efforce de ne pas ajouter-commenter-orienter. C'est impossible un film étant fait de choix (de cadrage, de montage, d'écriture) mais le réalisateur tente malgré tout de s'y tenir, de trouver une forme d'objectivité qui déplaira à tout le monde en 1974 (européens scandalisés - chinois ulcérés).
Plus précisément, le geste d'Antonioni est le suivant : filmer la Chine en filmant les chinois. Des yeux, des mains, des mouvements, peu de plans larges, peu de commentaires (et de ce côté la voix off fait le boulot comme un fonctionnaire fait ses heures). Le temps emportant tout, comme le Yang-Tsé-Kiang, le film se trouve une beauté, sa propre esthétique, figée, serrée sur les corps, pastelle, qui n'est pas pour nous déplaire. Ce sera donc un film sur une foule, sur des regards et des sourires, presque un film apolitique, et c'est là la plus grande surprise !
Quand on le voit filmer (je me répète) plus de 20 minutes le cirque, on aimerait que ce soit un commentaire ironique, que ce cirque soit celui des dirigeants, la mise en scène de Mao que regarderait le metteur en scène Antonioni (et en ce sens-là, c'est Barbet Schroeder qui a réussi le film parfait avec son "Amin Dada, autoportrait"). Mais il n'y a pas une once d'ironie dans toute l'oeuvre de l'italien, on le sait depuis longtemps. Ici il documente, conséquent, jusqu'au bout de ces 3h40 sérieuses comme un jour sans riz. Voir "La Chine" en 2013 intrigue, déçoit un peu peut-être, apprend sûrement aussi sur un monde qui n'existe plus.