C'est un créneau très particulier dans l'histoire de Taïwan, une fenêtre temporelle de quelques années à la fin de la Seconde Guerre mondiale, qui a déterminé dans les grandes lignes ce que deviendrait l'île pour les décades à venir et qui fait l'objet du film de Hou Hsiao-Hsien, La Cité des douleurs. Le réalisateur taïwanais choisit un angle d'attaque singulier, le premier (et même l'unique, il me semble) à traiter de manière aussi explicite cette parcelle d'histoire, de 1945 à 1949. Quatre années déterminantes dans l’édification d'un pays qui sortait tout juste d'une période de cinquante ans de colonisation japonaise, et qui s'apprêtait à rentrer dans une nouvelle ère de domination, cette fois-ci sous l'emprise du leader nationaliste et généralissime Tchang Kaï-Chek. Le principal représentant du Kuomintang, le parti nationaliste qui s'opposa aux communistes suite à la capitulation du Japon, sortit perdant de la guerre civile et pris la fuite pour se réfugier sur l'île de Formose. Il y établit un gouvernement jusqu'à sa mort en 1975, et les événements durant cette période, marquée par des exactions du Kuomintang ayant fait des milliers de victimes, restent encore aujourd'hui tabous.
C'est donc au creux de cette époque charnière, en pleine restitution de Taïwan à la Chine continentale, que Hou Hsiao-Hsien déploie l'histoire de la famille Lin et de ses quatre enfants. On le comprend assez vite, chacun des fils affrontera ou subira cette situation de manière très différente : il y a ceux qui fêtent une naissance hors mariage sans s'intéresser au cours de l'Histoire, ceux qui purgent une peine de prison après avoir été accusés de collaboration durant l'occupation japonaise, ceux qui sont portés disparus après avoir servi dans l'armée, et ceux qui tentent de survivre simplement dans ce nouvel environnement. Cette dernière configuration occupe une place de choix dans le film à travers le personnage sourd-muet de Wen-Ching (Tony Leung Chiu-Wai), qui se consacre à la photographie tandis qu'une relation amoureuse voit le jour.
Comme on peut s'y attendre chez Hou Hsiao-Hsien, la description des événements se fera dans une atmosphère extrêmement contemplative, en dépit de la violence omniprésente, basée sur l'attente et la suggestion. L'évocation de la répression du gouvernement nationaliste chinois, filtrée par l'histoire de la famille Lin, se fera dans une tonalité très mélancolique : le tumulte politique est constamment lié aux aléas intimistes de la fratrie. La sobriété narrative est de plus accentuée par le mutisme du protagoniste, contraint à communiquer à l'aide de petits papiers retranscrits via des cartons qui rappellent le cinéma muet, offrant de nombreuses zones de non-dits. Cela pourrait paraître quelque peu poussif du côté de la tragédie, mais la chronique familiale épouse remarquablement bien la trajectoire de son pays, comme si l'une emportait l'autre et réciproquement.
En introduction, il y avait l'annonce faite par l'empereur du Japon de la capitulation de son pays, mettant un terme à une période d'un demi-siècle. Le film se termine sur une autre annonce, celle de la souveraineté chinoise à travers des haut-parleurs proclamant l'instauration de la loi martiale et le début d'une période appelée la terreur blanche de Taïwan, qui dura de 1949 à 1987, et qui conduisit à des centaines de milliers d'emprisonnements.
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