La Colline
6.3
La Colline

Documentaire de Denis Gheerbrant et Lina Tsrimova (2022)

Après une première collaboration avec Lina Tsrimova, pour Avant que le ciel n’apparaisse (2021), le photographe et cinéaste Denis Gheerbrant (24 février 1948, Paris -) se lance avec la jeune chercheuse d’origine russe dans un nouveau projet. Naîtra La Colline, documentaire saisissant, entièrement tourné sur une « colline » de déchets amoncelés à une dizaine de kilomètres de la capitale du Kirghizistan, Bichkek.

Un contraste s’établit d’emblée entre la promesse potentiellement bucolique du titre, et la réalité qui se dessine sous nos yeux : des pentes fument et rougeoient dans la nuit, à la manière des flancs d’un volcan, mais sont systématiquement fouillées, explorées, par des silhouettes laborieuses, qui s’activent silencieusement. Lorsque les plans suivants dévoilent le paysage diurne, le spectateur identifie une immense décharge à ciel ouvert.

Comme des insectes nécrophages sur un cadavre, des humains s’affairent, trient ces déchets selon leur nature - plastique, verre, emballages, tissus… -, en des bruits que l’oreille parvient rapidement à discriminer, grâce à la prise de son très subtile effectuée par Denis Gheerbrant, également à l’image, puis au montage. Un montage qui, précisément, ne laisse pas prévaloir ce côté mécanique, animal, de l’activité humaine, et intègre bien vite des bribes d’entretiens, conduits en langue russe par Lina Tsrimova avec ces personnalités éminemment singulières, supportant d’habiter ainsi les marges de la société de consommation. Car plusieurs vivent une partie du temps sur cette colline même, ou dans une grande proximité.

Émerge ainsi en tout premier lieu Alexandre, ancien Commandant au service de la Russie durant les guerres de Tchétchénie, et jamais totalement revenu de ces combats ; son épouse Lena, vantant la longévité de leur couple, dans un milieu où les duos se forment et se désagrègent comme des grains de sable poussés par le vent. Suivront les figures, infiniment attachantes, de Tadjikhan, douloureusement endeuillée, à soixante-deux ans, par la perte de cinq de ses enfants ; le beau visage, singulièrement serein, de l’un de ses fils, meurtri de voir sa mère accomplir, âgée déjà, un travail si pénible et si éreintant ; la jolie Djazira, quinze ans, qui connaît, malgré son jeune âge, la honte et l’ostracisme attachés à un métier regardé comme infâmant…

Replongeant dans la nuit, les images prennent les couleurs et la beauté infernale des représentations de l’Enfer. Mais l’on sait que les pauvres diables qui s’agitent n’ont rien de bien diabolique et connaissent plutôt le sort des damnés eux-mêmes. La combustion des déchets restants donne encore lieu à une nouvelle et ultime récupération, celle des métaux, au cœur de la cendre.

Aucune voix off en commentaire, les images et les récits parlent d’eux-mêmes ; aucune musique, bien sûr ; Lina Tsrimova et Denis Gheerbrant signent un documentaire poignant, qui fait éprouver à l’Occident la honte face à toute forme de déchet. Le spectateur conservera longtemps encore en lui les images de ce territoire lunaire, ravitaillé par les camions à ordures. Et des nuées qui s’abattent alors sur eux. Nuées d’hommes et de corbeaux.


Critique également disponible sur Le Mag du Ciné : https://www.lemagducine.fr/cinema/critiques-films/la-colline-documentaire-lina-tsrimova-et-denis-gheerbrant-avis-10056814/

AnneSchneider
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le 25 mars 2023

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