Film maudit parmi les maudits
Il y a eu La règle du jeu qui ne fut reconstitué (presque) comme à l'origine que cinquante ans plus tard. Il y a eu Apocalypse Now dont les décors brûlèrent juste avant le début du tournage et qui fut amputé d'une heure à sa sortie. Délai d'attente pour que l'original sorte: 25 ans. Il y avait eu Jour de fête, de Tati qui fut tourné en noir et blanc et en couleur et dont la copie couleur ne devint exploitable que 45 ans après le tournage. Il faudrait aussi parler du Roi et l'oiseau de Paul Grimault, de L'homme de Londres, de Béla Tarr et de tous ces films qui ne sont jamais sortis parce que le sort s'est acharné sur eux.
Il y en a pourtant un qui mérite peut-être plus encore le qualificatif de maudit, c'est La Commissaire d'Alexandre Askoldof.
Interdit par les autorités soviétiques dès sa sortie, il fait au fil des années l'objet d'un traitement spécial. Comme si l'ukase de 1967 ne suffisait pas, Douze ans plus tard, Souslov, l'idéologue du Comité central du parti communiste, ordonne que toutes les copies ainsi que le master soient détruits. Pourtant, personne n'a vu ce film et l'histoire semble déjà oubliée. Le personnel du Goskinofonds, sorte de cinémathèque soviétique, prend sur lui de cacher une copie. Une bobine par ci, une par là.
Puis Gorbatchev arrive au pouvoir et instaure la glasnost et la perestroika. La censure cinématographique est démantelée, tous les films redeviennent accessibles. Tous sauf un: La Commissaire. Au festival du film de Moscou de 1987, Askoldov parle de son film à Wim Wenders et à Jorge Luis Borges qui interviennent auprès de Gorbatchev pour pouvoir voir le film. Une projection est organisée en hâte, ouverte uniquement aux étrangers, avec traduction simultanée en voice-over par des personnes qui n'ont donc pu se préparer correctement. Wenders et Borges insistent et le film est présenté à de nombreux festivals étrangers où il reçoit un accueil dithyrambique. Prix et honneurs se succèdent.
Askoldov n'y croyait plus. En 1967, après l'interdiction de La Commissaire, il avait été exclu du parti communiste, condamné pour dilapidation des biens de l'Etat, interdit de studio. Mais que raconte donc La Commissaire? Pourquoi la vindicte soviétique s'est-elle abattue sur ce film?
Simplement, en 1967, alors que les rapports entre l'URSS et Israël sont au plus bas, ce film n'est pas défendable. Son tort? Il raconte une histoire des années vingt dans laquelle une famille juive se montre généreuse à l'égard d'une femme soldat obligée de quitter l'armée parce qu'elle est enceinte.
C'est le premier film d'Askoldov. Ce sera le dernier. Et il est plus que prometteur. Le nom d'Askoldov était appelé à s'inscrire dans la tradition des grands réalisateurs russes visionnaires, sa carrière fut brisée net et il ne tourna plus jamais. Pourtant, La Commissaire est un film dont on ne ressort pas indemne.
Attention au DVD vendu par Ruscico. N'acheter que l'édition NTSC. L'édition PAL a un bug qui bloque la projection vers le milieu. Encore une façon d'empêcher la diffusion du film!