« Un visage est-il un masque de comédie posé sur la tragédie de l’âme ? » L’interrogation – soulevée par l’écrivaine Shan Sa – semble faire du visage l’objet de toutes les analyses. Et à raison. Car qu’est-ce qu’un visage au fond ? Est-ce véritablement le reflet d’une identité, d’une personnalité, d’une singularité ? Est-ce une manière d’exprimer des choses, des émotions, des sentiments, comme sur un tableau vivant, mouvant à la faveur de coups de pinceaux. Ce bout de peau modelé à la faveur de nos os peut-il véritablement être l’expression de notre intériorité ? La question se pose, se repose, encore et toujours, jusqu’à déconstruire notre propre visage. Dans cette logique, LA COMMUNION est clairement une œuvre qui se construit autour de ses visages, de ce qu’ils cachent, de ce qu’ils renferment et du fardeau qu’ils supportent. En particulier celui de son acteur vedette, Bartosz Bielenia, impressionnant d’expressivité et de dévouement. Il est cet Elmer Gantry polonais, ce pécheur cherchant à se faire prêcheur, cet homme mi-ange mi-démon qui ne cherche qu’à propager sa foi ; quitte à vaciller entre rédemption et damnation. Mais c’est quoi au juste LA COMMUNION ? Une histoire de soutane défendue ? D’hosties et de messes dominicales ? Simplement l’histoire d’une usurpation et d’une transgression, d’une imposture et d’une révélation. Un journal d’un faux curé de campagne en somme où la tension réside surtout dans cette peur d’être démasqué et d’être renvoyé à une ancienne identité, à une violence passée.


Jan Komasa semble alors questionner la nécessité de l’imposture, la bienveillance derrière l’usurpation quand celle-ci est mise au service du Bien et des Autres. LA COMMUNION met aussi en lumière les tensions secrètes d’un village enraciné dans ses contradictions : le respect de la religion face à l’incapacité du pardon. Il est aussi et surtout un état des lieux d’un pays corrompu, malheureux, où les âmes errent et se terrent dans les silences ou les cris. On retrouve bien ici le côté frondeur d’un Andrei Zvyagintsev, capable de cartographier l’enfer d’une société moderne repliée sur elle-même, là où les notions de liberté et de justice sont bafouées. C’est là toute la tragédie au cœur de son Leviathan et de ce Dieu corrompu utilisé comme instrument de dissimulation d’activités criminelles et immorales. L’hypocrisie est partout. Dans LA COMMUNION, la corruption semble elle-aussi omniprésente : corruption du corps religieux, de la moralité, des institutions, des valeurs catholiques et de l’individu lui-même. Il est vrai aussi qu’il y a quelque chose de Bernanos dans ce choc de la croyance, dans ce récit où une âme souillée, seule et perdue se lance dans la quête d’un pardon, d’une confirmation, d’une rédemption. Et même si la lumière semble parfois se frayer un chemin, on sait que tout est perdu ; et que ce monde sombre dans l’obscurité à force de ne plus croire en rien.


L’émotion afflue lorsque les visages se déchirent, lorsqu’il devient impossible de retenir certaines choses, certains poids qui gangrènent les cœurs. Aucun excès ici, simplement une certaine sérénité face à la détresse. Il y aurait presque là quelque chose du Oslo, 31 août de Joachim Trier ; comme un écho à une jeune génération perdue et instable qui n’arrive pas à trouver sa place dans cette société inapaisée. Pourtant, LA COMMUNION nous donne à croire en des paroles, en une voix, en l’humain, en quelque chose de divin mais d’insaisissable. Il est une invitation à rejeter les ténèbres pour accueillir la lumière ; avant que les ténèbres ne finissent par éclipser inéluctablement la lumière. LA COMMUNION est clairement l’une des plus belles choses que l’on ait pu voir cette année. Un miracle ? Certainement. On en ressort (es)soufflé, exténué, assommé. C’est aussi un film qui aime nous surprendre. A l’instar de cette belle séquence de kermesse (et de chant) où l’on se sent soudainement surpris par l’émotion. Le regard de Daniel – comme le nôtre – se gorge de larmes. Dans ses yeux, toute la tragédie de l'âme, sa déchirure. Les échanges de regards troublent ; des regards cernés, comme épuisés par l’existence. Les gueules elles-mêmes semblent lutter contre le désespoir et chercher un apaisement. Le film semblerait alors nous murmurer que vivre est un mensonge. Même les confessions baignent parfois dans le déni ; alors même que les remords envahissent les regards. Puisqu’à travers le cloître, seuls les regards comptent.


Et si un visage pouvait faire un film ? Un visage qui s'ouvre, s’effleure, se déchire au fur et à mesure que le film déploie son drame. Un visage où les tensions restent, où les blessures marquent et où la peur côtoie la fascination. Celui de Bartosz Bielenia est un parfait miroir des conflits intérieurs de son personnage. Dans cet acte de foi où la grâce est dans l'incarnation, son visage nous accroche tout du long. Il est une vérité à visage découvert, un mensonge qui s'écrirait tout entier entre les ridules d'un visage. Un visage frêle touché par l’illumination, tout simplement. Son regard nous transperce, pur et possédé à la fois. Ses yeux exorbités et cernés nous bouleversent. Sa dégaine nous hante. Son androgénie nous ébranle. On croirait presque faire face au Christopher Walken de Voyage au bout de l’Enfer ; le teint pâle, affaibli par le trauma d’une guerre et par l’effacement de son identité. Face à cette prodigieuse présence ressort quelque chose d’animal et de tendre, de fougueux et de fragile. Difficile de le cerner, et pourtant, son visage semble être une confession à lui seul. Comme chez Dreyer, Jan Komasa utilise le cadre pour traquer l’aura de ces visages, pour leur donner la parole sans même avoir besoin d’user de mots.


Comment faire alors du visage un réceptacle de mots ? Et surtout comment en interpréter les maux ? Ici, tout l’enjeu revient à esquisser ce qui se cache derrière un visage : percer son secret, chercher une brèche, gratter son apparente innocence pour laisser échapper quelques démons intérieurs. Car il est parfois beau d’effriter quelques visages emplis de certitudes. Bresson n’est jamais loin dans cette pureté, dans cette économie de plans, dans ce dénuement, dans cette précision du cadre. Ce qui est d’autant plus remarquable, c’est l’attention particulière donnée à chaque personnage : des personnages qui se révèlent, trouvent leur épaisseur dans cet effritement du visage, de l’apparence, qui ne nous laisse qu’avec nos fêlures, nos blessures, nos émotions. Des visages comme des masques qui cachent de lourds secrets dans des plissements de peau ou des regards qui ne disent pas tout. On pense aussi parfois à la prestation troublée et troublante de Montgomery Clift dans La Loi du Silence d’Hitchcock : tout en ambiguïtés, en murmures et en retenue, il était aussi question d’introspection, de doutes et de confusion identitaire. Là aussi, on joue de ces effets de présence et d’absence, entre le corps subissant les situations et le regard expressif qui s’en détache. Car au fond, Camus avait raison : « nous finissons toujours par avoir le visage de nos vérités. »


Vaporeuse, presque laiteuse, l’atmosphère ne pouvait être plus organique : de tout cadre, la lumière acquiert ici une matérialité, baignant les personnages dans des halos lumineux mystiques, apaisants et parfois toxiques. Entre fixité et agitation, la mise en scène de Jan Komasa se veut virtuose dans sa simplicité, comme à la recherche d’une stabilité ou au contraire, de l’inéluctable instabilité qu’impose ce chemin de croix. Sa maîtrise sur le cadre et l’image est indéniable. Si LA COMMUNION s’avère être un film puissant et ravageur, c’est aussi parce qu’il sait jouer de ses contrastes. L’ultime séquence – comme la première d’ailleurs – déstabilise par sa force et sa violence. L’agitation domine, la virtuosité aussi. Brutale, elle témoigne du calvaire de la rédemption, de la perte totale de la foi ; la lumière finissant par l’absorber et par dépossédé l’être de son âme. Jusqu’à le transformer, pour reprendre la formule de Baudelaire, en « ce monstre qui porte sur son visage la noirceur de son âme. » Aucune absolution ne semble possible. La damnation est au bout du chemin. Inutile d’implorer l’intervention divine, inutile de crier au ciel « Sauve-moi », inutile de chanter des cantiques. Car nous sommes bien seuls en ce bas-monde. Et dieu merci, je suis athée.


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le 26 oct. 2020

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