Les applaudissements crépitent, cris, hourras et bravos fusent de toutes parts dans la salle bondée du cabaret madrilène où ELLE se produit chaque soir : admiration et désir à peine dissimulé dans le regard brillant des hommes qui la convoitent, jalousie et inquiétude dans celui de leurs compagnes, subjuguées malgré elles par ce bel animal qui danse la passion, exalte l'amour.
Une première scène où on ne la verra pas, ELLE, Maria Vargas, la caméra s'attardant complaisamment sur un public en liesse fasciné par la belle Espagnole, celle qu'on vient voir danser une seule fois ce flamenco sauvage et primitif qui fait courir le feu dans les veines et battre plus fort le coeur des aficionados.
Eux aussi ils sont venus, toute la clique d'Hollywood, attirés par la nouveauté et l'exotisme, et déjà la tension est palpable dans ce groupe où s'affrontent les exigences artistiques du réalisateur et celles, financières, d'un producteur sans âme que seul motive l'appât du gain.
Humphrey Bogart, humain au delà des mots, interprète avec une sensibilité peu commune ce réalisateur touché par une mélancolie teintée de cynisme, face à Kirk Edwards, l'homme d'argent qui tire les ficelles et méprise ostensiblement Harry, lui enjoignant sans discussion de ramener à leur table la Senorita Vargas.
Une loge vide, des pieds-nus derrière un rideau : il LA découvre, brune, élancée, somptueuse et farouche.
Une première rencontre qui va faire de cet homme à jamais, l'ami de coeur, le protecteur fidèle de cette créature magnifique et indomptée, indépendante et vulnérable à la fois, cette fille rebelle, élevée entre une marâtre haineuse et cruelle, et un père trop faible que Maria, devenue une actrice célèbre, défendra pourtant après son coup de folie, geste ultime et désespéré d'un homme réduit en esclavage, victime programmée d'une furie domestique.
Hollywood, le succès, la gloire, Maria va les connaître en effet, devenant après trois films une star adulée sous le nom de Maria D'Amato, mais restant d'abord une femme libre, capable du jour au lendemain d'abandonner par bravade son producteur, lui signifiant par là même qu'elle n'appartient à personne.
Tout le film est construit sur un dispositif narratif complexe : un ensemble de flash-back où l'un après l'autre les hommes de sa vie se transmettent son destin.
Satire cruelle des coulisses d'Hollywood, comme Eve s'attaquait à celles du théâtre, avec le même mordant : un monde placé sous le signe d'une certaine décadence, et la vieille aristocratie européenne, sorte de pendant d'Hollywood n'est pas épargnée non plus.
Car Maria trouvera enfin son prince charmant, dernier représentant pour l'heure d'une grande famille aristocratique italienne : le Comte Torlano-Favrini, son sauveur, son beau chevalier blanc au bras duquel elle partira, heureuse et comblée après son incursion et ses déconvenues dans l'univers du clinquant, du luxe et du dérisoire.
Ava Gardner est éblouissante, d'une beauté presque irréelle, sa taille de guêpe moulée dans des tenues de satin parme, costume de velours bronze aux larges manches de mousseline fluide ou sublime robe de mariée, véritable héroïne d'un conte de fées qui sous le poids d'un secret révélé dès la nuit de noces, va hélas virer au drame.
Amère Cendrillon comme la définissait lui-même Mankiewicz, à l'image de ces souliers que Maria ne porte pratiquement jamais, symboles de liberté, SA liberté.
L'une des plus belles figures du cinéma : une femme qui malgré son tragique destin aura su préserver son âme envers et contre tous.