Alejandro Jodorowsky est un bonhomme bien connu, pour plusieurs raisons. Il y a d'abord ceux qui dévorent ses (excellentes) BD, L'Incal et les Méta-Barons en premiers ; puis ceux que la mystique du Tarot intrigue, et qui s'y retrouvent dans les nombreux livres qu'il a écrits à ce sujet ; ou encore ceux qui comme moi l'ont découvert grâce à ses films très tranchés et tranchants, souvent torturés, et qui ne laissent jamais indifférents. Bien. Mais si on remonte aux origines, Jodo', c'était avant tout un type tout seul, dans son coin, qui se nourrissait du mouvement surréaliste pour alimenter sa créativité. Et c'est ainsi qu'en 1957, avec sa troupe de théâtre française et les moyens du bord (Raymond Devos à l'affiche, tout de même), le franco-russo-chilien accouche d'un court-métrage qui donne directement le ton, la couleur que prendront ces futurs chefs-d’œuvre – mais qui déjà sommeillaient en lui.
C'est l'histoire d'un jeune homme, incarné par Alejandro lui-même, qui entre dans un magasin pour le moins étrange où une femme propose à ses clients d'échanger leurs têtes (laissant le choix parmi un catalogue de têtes posées sur une étagère). Ce qu'il désire, c'est séduire une riche et voluptueuse femme qui malgré tout le repousse. Il décide alors de changer d'apparence, avec l'espoir qu'elle succombera à son charme s'il se présente avec une tête plus à son goût.
Impossible de ne pas penser à Un homme de têtes de Georges Méliès, bien que la réalisation et le propos soient très différents. Le style est clairement théâtrale, avec du maquillage outrancier, des costumes colorés et invraisemblables, ou encore des décors en carton et papier à moitié finis. À la manière des acteurs du cinéma muet, tout se joue sur les expressions du visage, exagérées certes, parfois drôles, mais très efficaces. Car oui, il n'y a pas de paroles, tout passe par le geste, ce qui n'est à mon avis pas plus mal pour ce que ça raconte.
Ce style théâtrale sera bien sûr celui de Fando y Lis, premier long-métrage d'Alejandro Jodorowsky découpé en quatre chants, adaptation de la pièce de théâtre éponyme. On retrouvera les jeux de mimes et le maquillage dans Santa Sangre, où les racines surréalistes de La Cravate resurgiront (d'ailleurs, la bande-son de La Cravate et de Santa Sangre sont relativement similaires, à base de guitare et de rythmes latinos entraînants). Mais il y a également cette femme, que le protagoniste tente de séduire : mûre, ronde, puissante, dominatrice, comme le seront toutes les femmes d'importance dans La Danza de la Realidad et Poesia sin Fin, allant de la mère à l'amante.
La symbolique de l'objet de la cravate comme paroxysme d'une société de consommation fondée sur l'apparence n'est pas sans rappeler les enjeux d'une certaine Montagne Sacrée, où la société moderne sera là aussi pointée du doigt, de manière beaucoup plus violente. Ici, derrière la légèreté apparente du ton, se cache déjà une satire sociale en germe : celle d'une société où, comme dans Brazil de Gilliam, on peut changer de visage pour s'uniformiser, quitte à perdre toute identité propre ; celle d'une société où tout se marchandise. Jodorowsky criait déjà, en 1957, son amour pour l'Homme dans ce qu'il a d'unique, et sa haine de l'argent qu'il ne cessera d'accuser (et notamment après l'échec du projet Dune).
La Cravate est un essai, un coup de pinceau quasi-instinctif sur la toile cinématographique. Évidemment que le résultat n'est pas à la hauteur d'une Montagne Sacrée ou d'un El Topo d'un point de vue philosophique, voire d'un Santa Sangre en terme de réalisation ou du symbolisme de ses deux derniers films autobiographiques (La Danza de la Realidad et Poesia sin Fin). Si on le compare à ce qui suivra, on est forcément déçu, on se dit juste "Mouais, pas mal, mais sans plus". Sauf que tout l'intérêt, je pense, du visionnage d'une œuvre liminaire, est au contraire d'essayer d'en extraire tout ce qui ne s'est pas encore exprimé : concrètement, tenter de déceler ce qui n'est qu'à l'état de potentialité et qui, on le sait, sera explicite dans ses prochains films. Voilà comment, personnellement, j'ai abordé La Cravate. Et je vous garantis y avoir vu tout Jodorowsky en seulement 20 minutes.