Une critique très longue, trop longue. Ma première critique.
Avant tout un coup de gueule. Car ce film et l'approche des réalisateurs m'ont beaucoup dérangé, et me font beaucoup réfléchir sur la façon dont le vote FN est aujourd'hui abordé par ceux qu'on appelle souvent "les élites".
Résumé rapide : Si vous êtes horrifiés par le vote FN et que vous voulez vous rassurer sur votre supériorité sociale ou intellectuelle par rapport aux militants FN alors allez voir ce film.
Celui-ci semble avoir pour seul objectif de montrer à quel point les électeurs FN sont des gens perdus, abandonnés par la société, qui ne comprennent pas grand-chose aux réalités économiques, à l’action publique, à ce qui se joue dans le monde. Bref, des pauvres petits êtres sans idée qu’il faut aider, protéger et éduquer…
Ce film prétend tenter de rendre lisible la mécanique effrayante qui asservit un grand nombre de « militants extrémistes ». Ayant connu pas mal de « militants non-extrémiste » ce type de mécaniques d’enrôlement des militants existe dans tous les partis, depuis très longtemps. Et elle n’est, malheureusement pas le privilège du Front National !
Se vantant de ne pas rentrer dans le schéma diabolisation / dédiabolisation, les auteurs se présentent comme des documentalistes : deux jeunes artistes qui dépeignent le portrait d'un militant FN, mais surtout d'un français, d'un humain avant tout.
J’ai eu la « chance » d’assister à une discussion entre la salle et les réalisateurs après le film et leurs propos sont édifiants : nous avons compris Bastien, nous avons su lui faire avouer ce qu'il n'était pas capable de mettre en mots lui-même. Promesse modeste et humble de la part de ces artistes-psychologues qui savent faire parler et grandir les hommes…
Impressionnant !
Au début du film, je me suis dit c'est génial ils font lire le script du film par le militant lui-même afin de s'assurer qu'ils n'ont pas détourné ses propos. Et ça semble fonctionner. Celui-ci acquiesce parfois avec quelques hésitations. Mais, pousser un peu par nos chers artistes qui usent d’approches bienveillantes et tons mielleux, Bastien continue de se confier, confortablement installé entre une plante verte et une lumière légèrement tamisée. On se croirait presque chez un psy, on assiste en direct aux confessions intimes d'un jeune, très clairement grisé à l'idée d'être la vedette d'un film, même si celui-ci va bouleverser sa vie – d’ailleurs Bastien lui-même le répète plusieurs fois : « je me demande juste ce qui va m’arriver quand tout ça va sortir ».
Le film continue, puis le malaise commence à s'installer. La majeure partie du film est constituée d'un (très très) long stroy-telling, la lecture d'un texte par la voix suave et la langue habile d’un des deux réalisateurs.
Un story-teller qui nous raconte Bastien, en ne laissant Bastien que très rarement s'exprimer.
Un story-teller dont le langage, les tournures malignes, les tons ironiques savamment placés traduisent une posture faussement neutre et dévoilent les jugements que portent les réalisateurs sur le Front national, sur le militant et sa vie.
Mathias Thery dans une interview disait : « Face aux techniques de communication puissantes du FN, le fait d’enlever le son est pour nous de bonne guerre ». Et son collègue Etienne Chaillou de compléter : « Leur retirer les mots de la bouche, c’est un peu comme si on contrôlait les propos du FN » Façon étrange d’aborder le milieu politique…
Quand le jeune distribue des tracts, on parle de "propagande". Quand il fait du laser game on parle de "fusils" et "d'entraînement militaire". Quand il assiste au meeting de Marine Le Pen on parle des "visages crispés par la haine" des militants qui chantent la marseillaise. Et plusieurs fois je me questionne : ah tiens ? Pourquoi ils coupent tous les discours, tous les dialogues, toutes les prises de paroles potentiellement politiques pour les réinterpréter avec leurs propres mots d'artistes engagés ? Le film avance, le mot "manipulation" me trotte dans la tête... Et, en plissant un peu les yeux, je vois de plus en plus fort cette manipulation.
Les cinéastes, par des tons ironiques et quelques réinterprétations sont en train de nous montrer la réalité qu'ils veulent nous montrer : ils suppriment toute la politique, toutes les idées, tout le débat, et ils nous montrent un homme perdu, seul, en recherche de reconnaissance.
Point culminant de cette façon sournoise de décrédibiliser Bastien en tant qu’acteur politique : une des seules scènes où on a l'occasion de vraiment voir Bastien vivre, sans que les cinéastes coupent le son, est une scène où Bastien est un peu bourré, en soirée avec quelques amis, dans une ambiance créant un léger malaise vu de l'extérieur. Le coup est porté ! Bastien fait maladroitement une blague raciste, probablement pour frimer devant ses amis, probablement aussi parce qu’il sait que ce genre de blagues fonctionne bien entre eux… Ses amis disent des banalités voire quelques idioties au sujet de l’actualité. Pour nos chers artistes c’est du pain béni, pas question de couper le son de cette scène, il faut la laisser telle quelle !
Ce genre de coups il y en aura plusieurs pour montrer que Bastien est jeune, peu renseigné, endoctriné, que finalement il se sent seul et a trouvé un refuge, « une famille » au sein du FN.
A la fin du film, toute la salle est rassurée et peut se complaire dans ses convictions : OUF il vote FN mais c'est parce qu'au fond il ne réfléchit pas, qu'il est un peu raciste et qu'il est un peu seul dans sa Picardie, sans moyen de réaliser à quel point notre modèle est beau et grand, sans capacité intellectuel de se saisir des belles opportunités offertes par notre société.
Le FN ne serait finalement qu'un repère de gens perdus… Enfin non, pas tout à fait, pour être plus précis : le FN serait un mélange entre de violents racistes (skinheads et autres néo-nazis) et des âmes en peine qui cherchent juste du lien social, des amis, de l'écoute.
Et c’est là où le film plaira probablement aux intellectuels urbains et aux grands adeptes des magazines de philosophie du dimanche et de sociologie du samedi : ce film parvient à montrer la complexité de l’être humain, il parvient à dresser le portrait d’un homme qui réunit toutes les caractéristiques et les facettes du FN en lui, le portrait d’un jeune au parcours chaotique, le portrait d’un homme aux aspects sombres, violent, presque terroriste ! Et malgré cela le portrait reste « humain », Bastien est « humain », c’est beau, émouvant et perturbant à la fois : la salle est en émoi. Il ne nous reste plus qu’à comprendre son parcours, qu’à faire un peu de sociologie de comptoir pour comprendre où est-ce que le système a échoué et pour éviter que d’autres ne deviennent comme Bastien. On est sauvé.
Tout y est, nous avons là la recette parfaite :
1. Un jeune écrasé par le système scolaire
2. Qui manque de peu de devenir terroriste et meurtriers
3. Qui devient skinhead et violent
4. Qui s’assagit et intègre le Front National
5. Qui milite et gravit peu à peu les échelons au sein du parti
6. Qui réalise et dénonce l’arrivisme des élus FN
Finalement un film qui s'inscrit plutôt bien dans les éléments de langage du gouvernement actuel : "notre défaut c'est d'être trop intelligent" comme le disait le porte-parole des députés En Marche. Il suffirait d’être plus proche du peuple, d’être à l’écoute, d’aider « ces gens-là », de faire de la pédagogie...
Cela arrange tout le monde et cela s'inscrit bien dans tous les discours portés sur le FN depuis 20 ans : rien ne sert de rentrer dans le débat d'idées avec le FN, si on réussit avec des politiques sociales ou des associations engagées à aider les pauvres gens alors ces gens cesseront d'être idiots et de voter FN. François Hollande, invité spécial à la fin de la projection pour "débattre" confirme bien cette vision, si je tente de résumer son propos : c’est à chacun de nous de nous mobiliser pour éviter ce type de situations, pour être proches des personnes en difficulté, pour fournir des réponses à leurs problèmes…
Une heure de débat entre François Hollande et les deux réalisateurs : pas un mot sur la mondialisation, pas un mot sur les inégalités sociales, pas un mot sur les gouvernements qui se sont succédé, pas un mot sur les Gilets Jaunes, pas un mot sur l’Europe, par un mot sur notre système économique…
Le mot « Trump » est évoqué au moins une dizaine de fois, les mot « populisme » et « extrémisme » également !
Le pari est réussi ! Fini les désaccords politiques de fond, fini les débats d’idées.
Place aux histoires personnelles.
La question n’est pas de savoir comment agir. Les discussions ne doivent pas porter sur l’organisation de la société ou encore la répartition des richesses ou même le rôle des pouvoirs publics !
NON ! La question c’est d’aider les pauvres gens à se sortir des extrêmes.
Il y a les progressistes, les éclairés diront nous, et les pauvres gens égarés qu’il faut aider. Mais là encore attention, cette aide ne doit pas soulever un débat politique : Non ! C’est à chacun de nous, petits colibris que nous sommes, de venir en aide aux âmes égarées pour les remettre dans le droit chemin, pour leur montrer à quel point l’Union Européenne est belle, nos entreprises sont respectables, notre système économique est producteur de bien-être et de richesses…
En conclusion : le procédé du film est douteux, il laisse penser que ce type de militantisme est propre au FN quand il est en réalité présent dans tous les partis, il fait semblant de ne pas faire de politique en empêchant l’expression de toutes idéologie, mais en même temps il impose son idéologie, son analyse, son imaginaire sur la vie Bastien. Et ça c’est déjà très politique… Cela aurait mérité d’être clarifié…
Je ne pense pas que cela soit comme cela que l’on fera diminuer le vote FN. Au contraire. Continuer de mépriser les idées, les visions et les arguments des personnes qui votent FN, cela ne fera qu’empirer les choses. Ce film tombe complétement dans ce piège.
Quoiqu’on en dise ou pense, le FN représente des idées, des imaginaires, des visions politiques, celles-ci méritent d’être entendues et discutées. Résumer le FN à un tas de situations personnelles compliquées, c’est se tromper lourdement, c’est ce que les partis font depuis plusieurs années, c’est la ligne du gouvernement…