La virtuosité du dispositif mis en place par La Cravate tient au constant désamorçage qu’il oppose à la condamnation frontale du parti d’extrême-droite, puisqu’il est intrinsèquement lié aux aléas d’un être qui se saisit à mesure que la fiction fait de lui un personnage. Ce qui frappe d’entrée de jeu est bien cette fictionnalisation de Bastien qui, tel un héros de roman réaliste, voit décrites sa coupe de cheveux, sa carrure physique, l’apparence qu’il renvoie. Aussi le long métrage propose-t-il une réflexion virevoltante sur les pouvoirs de la fiction, qu’elle soit littérature ou cinéma, qui semble d’ailleurs agir de façon similaire au Front National : elle recueille les failles, attire les mécontentements, conjugue les contradictions afin de convertir tout cela en force vive, une force de contestation, d’essence politique.
Enfin un documentaire qui s’empare pleinement d’un problème de société et l’aborde non du point de vue du rejet mais de celui de la compréhension : il est une quête du sens à donner à l’engagement, un engagement reconduit sous plusieurs partis mais qui prend sa source dans un même lieu. L’approche sociologique, quelque peu psychologisante, est sauvée par la constante interaction avec Bastien, désormais spectateur de sa propre vie d’acteur. Un acteur qui agit sur son existence. Un acteur qui ne joue pas des rôles mais s’efforce de rester fidèle à qui il est ou qui il voudrait être.
Dans l’articulation entre passé et présent, l’œuvre interroge, de manière plus générale, ces hasards qui gouvernent nos choix et les orientations que prennent nos destinées ; ce faisant, il rappelle qu’en amont d’une image se trouve un homme, être sensible qu’il faut essayer de comprendre avant de prétendre le juger. La révélation des stratégies de dédiabolisation entreprises par le parti de Marine le Pen se double donc, depuis le collectif vers le singulier, d’une démarche de dédiabolisation du militant moyen, issu du peuple et voué à y rester, qui transfère dans son engagement politique une fièvre, un malaise, une rage, autant de symptômes que le Front National manipule à sa guise.
Mathias Théry et Etienne Chaillou signent avec La Cravate un documentaire magistral, fort intelligent et novateur, l’une des grandes réussites de cette année 2020.