Dans ce long-métrage d’une heure à peine, Buster Keaton déploie son génie comique et son inventivité en concentrant l’action dans un lieu quasi unique : le Navigator, paquebot fantôme à la dérive. On retrouvera cette idée deux ans plus tard dans Le Mécano de la Général, où le bateau laissera sa place au train, substituant à l’imprévisibilité des flots l’inéluctabilité des rails. Dans tous les films de Keaton, la pulsion du mouvement se heurte aux restrictions de l’espace investi. Il s’agit, presque toujours pour ses personnages, d’une appropriation de l’espace en deux, voire trois temps.
D’abord, la découverte de nouvelles règles, d’un fonctionnement déroutant du microcosme auquel les protagonistes ne sont pas habitués. Le comique, dans ce premier temps, est celui de la répétition. C’est Keaton qui perd son chapeau, emporté par les bourrasques du vent marin, à chaque fois qu’il prend place à un certain endroit du pont du bateau, et oubliant d’une fois sur l’autre. C’est Keaton qui casse sans cesse des œufs ou s’ébouillante en voulant les faire cuire, faute d’ustensiles de cuisine appropriés, ou à cause du tangage du navire. C’est encore Keaton qui doit changer de chambre à coucher trois fois durant la nuit, car chaque pièce amène son lot d’inconvénients – et ainsi de gags. Le coup du portrait effrayant jeté par-dessus bord par Betsy, mais qui dans sa chute s’accroche au hublot donnant sur le lit du personnage de Keaton, et ainsi, par va-et-viens dus au tangage, apparaît et disparaît derrière la fenêtre tel un fantôme venu hanter ses nuits, donne lieu à une séquence nocturne absolument hilarante, à la lisière du surnaturel.
Dans un deuxième temps vient la maîtrise de ce nouvel espace et de ses lois propres, à force d’expérimentations et d’échecs, jusqu’à la mise en place d’une véritable routine, par des ellipses toujours un peu magiques où l’on rit et s’étonne de voir les personnages désormais si maîtres de leur environnement. L’inventivité du cinéaste explose, avec tout un tas d’ingénieux mécanismes permettant de faire la cuisine de façon optimale, ou encore l’aménagement des fourneaux changés en dortoirs. Une fois que le microcosme du bateau n’est plus source de danger, les personnages sont rapidement forcés de mettre en pratique leur maîtrise nouvelle de l’espace et du mouvement pour affronter un élément perturbateur venu de l’extérieur. En l’occurrence, des cannibales, dont l’île se rapproche dangereusement à cause de leur dérive. L’abordage du paquebot est l’occasion de constater que le couple de héros a désormais l’avantage du lieu : les échelles, cordes, couloirs, trappes, qui durant la première partie du film étaient pour eux autant d’obstacles et du chutes assurées, sont à présent leurs armes pour échapper aux cannibales qui, eux, se font prendre au piège. Un jeu du chat et de la souris se lance, donnant lieu à des séquences techniquement impressionnantes pour l’époque (1924), notamment lorsque les cannibales déracinent un palmier et s’en servent d’échelle pour aborder le Navigator, ou bien que les deux protagonistes improvisent une tyrolienne pour quitter le navire et rejoindre une barque salutaire.
Enfin, comment ne pas parler de la séquence sous-marine, qui précède de quelques minutes l’abordage ? Pour réparer une fuite dans la coque du bateau, Keaton enfile un scaphandre trop grand pour lui et se laisse couler au fond des eaux avec son baluchon et ses outils. En plus de la prouesse technique pour filmer la séquence, l’humour atteint ici des sommets : un combat d’escrime contre un requin-épée, une bagarre à mains nues avec une pieuvre, et des comportements qui prennent, sous l’eau, une tonalité absurde (se laver les mains après le bricolage, vider un seau d’eau, accrocher consciencieusement un pistolet à sa ceinture en cas de danger, etc.). Les fonds marins, comme l’île des cannibales sur laquelle il échoue avec son scaphandre, sont autant de façons pour Keaton d’élargir le périmètre de sécurité des personnages et de repousser les limites du danger, par cercles concentriques. Au début, le bateau lui-même est l’espace hostile ; une fois maîtrisé, le bateau devient le havre de paix et l’espace hors du bateau, en premier lieu les fonds marins, le milieu hostile ; une fois les dangers des abysses vaincus, c’est l’île des cannibales qui prend la fonction de nouvel espace extérieur source de danger, et les fonds marins permettent un raccourci bienvenu pour retourner sur le Navigator. Bref, l’appropriation de l’espace, et avec elle la délimitation du danger, évoluent sans cesse de proche en proche, comme par contamination. Le génie de Keaton étant de constamment réinventer les manières de faire progresser ses personnages, de les faire revenir sur leurs pas, de sauter par-dessus des obstacles potentiels ou au contraire de foncer tête baissée dans la gueule du loup. Le tout, avec toujours plus de trouvailles, de cascades et d’humour.
La Croisière du Navigator est un film majeur de sa filmographie, pas forcément en termes de réputation, mais sans aucun doute en termes d’ambition technique et d’équilibre entre la construction d’une narration, d’un espace et d’un mouvement évoluant ensemble. Finalement, le scénario reste anecdotique, puisque dès lors que les deux personnages se retrouvent embarqués malgré eux sur la paquebot, il ne fait plus de doute de l’issue de leur relation. Mais ce qui fascine encore, près de cent ans après, c’est de voir avec quelle inventivité Buster Keaton tisse des liens affectifs et développe la complicité de ses protagonistes à travers l’épreuve de l’échec, de l’imprévu, par les bonnes intentions qui se transforment en agressions involontaires et les agissement égoïstes en sauvetages héroïques. Le destin des personnages keatonniens ne leur appartient jamais vraiment ; celui-ci est toujours entre les mains d’un heureux hasard, d’une coalition improbable entre l’espace et le temps, l’accidentel et l’inévitable, et une frénésie du mouvement laissant le spectateur haletant.
[Article à retrouver sur Le Mag du ciné]