Sorti en 1958, La Dernière Fanfare est un film de la « dernière période » du cinéma de John Ford. Les œuvres de la maturité sont déjà derrière lui, et aux côtés de L’Aigle vole au soleil ou encore L’homme qui tua Liberty Valance, La Dernière Fanfare fait partie de ses films-bilans qui parlent tous à leur manière de la vieillesse, du poids des morts et de la fin d’un monde. La recette peut sembler simpliste : une comédie dramatique sur fond de politique, cinq ans après le succès du Soleil brille pour tout le monde ; un casting d’éternels habitués (John Carradine, Edward Brophy, Donald Crisp, Jeffrey Hunter) et une superstar hollywoodienne dans le premier rôle (l’immense Spencer Tracy, pour la deuxième fois devant la caméra de Ford, qui lui avait offert son premier grand rôle, 28 ans plus tôt, dans Up the River aux côtés de Humphrey Bogart). Tout comme Liberty Valance sera une conclusion testamentaire de ses nombreux westerns, ou L’Aigle vole au soleil de ses comédies romantiques, La Dernière Fanfare est aussi un sommet crépusculaire, annonçant la chute, cette fois du côté des drames politiques. Rien de simpliste là-dedans, au contraire : une œuvre qui joue des apparences et des codes de son propre genre pour défier les attentes du spectateur, grâce à une structure narrative inattendue et une mise en scène passionnante.


Dans La Dernière Fanfare, Ford montre la marche inexorable d’un monde dont il ne peut plus faire partie, qui va trop vite pour lui et qui le pousse violemment hors du wagon pour le laisser seul au bord des rails. Frank Skeffington, maire sortant approchant la soixantaine, se présente pour les nouvelles élections municipales de sa ville en espérant glaner un énième mandat, synonyme de dernier tour de piste. Confiant de pouvoir partir sur une victoire, il prépare sa campagne avec sérénité. Skeffington est un vieux briscard, volontiers filou et manipulateur, mais aussi un homme honnête et à l’écoute : c’est un démocrate d’origine irlandaise qui n’oublie pas d’où il vient, à savoir des quartiers pauvres et cosmopolites de sa ville. Une scène centrale du récit montre Skeffington revenir, de nuit, dans la rue délabrée de son enfance, au cœur d’un quartier pauvre où Irlandais, Chinois et Américains vivaient ensemble. Cette scène est magnifique car, en peu de mots, sans flashbacks ni grands récits de sa vie passée, l’on perçoit immédiatement son émotion et sa mélancolie devant ce morceau d’histoire qui dit tout du maillage complexe des villes américaines (où les divisions ethniques, sociales et politiques ne se recoupent pas forcément).


De par son origine irlandaise bien sûr, mais aussi son caractère ambivalent, son âge et son statut, il est le miroir évident du John Ford de la fin des années 50 (qui était lui-même un démocrate catholique convaincu). Il représente l’ancienne garde, les valeurs d’antan, l’homme traditionnel qui s’essouffle face aux nouvelles générations prenant inévitablement le relais. Mais il n’est pas un vieux réactionnaire pour autant, étant particulièrement au fait des nouvelles technologies (la télévision, notamment) et à l’écoute du peuple. Il est accompagné par son neveu, Adam, qu’il prend sous son aile et à qui il fait découvrir les rouages de la sphère politique. Adam est le substitut du spectateur, bien sûr, qui débarque dans un univers codifié et hostile qu’il ne connaît pas encore ; mais c’est surtout, pour Skeffington, un fils de substitution, tant le sien est présenté comme un idiot libertin totalement absent. Les autres rôles secondaires sont tout aussi intéressants, du fidèle Ditto au détestable Amos Force, en passant par le sévère Cardinal : tous apportent leur pierre à l’édifice, d’un point de vue comique ou dramatique. Car le film est parfois très drôle, voire grotesque, mais sait basculer dans le tragique à tout moment.


(Spoilers)


John Ford, à l’inverse du Soleil brille pour tout le monde qui faisait triompher son personnage principal, prend le parti d’un retour à la réalité fracassant. Face à un adversaire ridicule et inoffensif, l’insignifiant Kevin McCluskey, soutenu par les charognards de la presse qui se liguent contre Skeffington, l’on s’attend à voir le maire sortant, seul contre tous, triompher et clouer le bec à toutes ces crapules. La scène des résultats n’en est que plus violente, car subite et inattendue. Ford ne montre pas tant que les hommes sont voués à laisser leur place à un moment ou l’autre – ça, Skeffington le sait bien et l’accepte lui-même –, mais souligne à quel point tout peut s’effondrer d’un seul coup, comment tous les pronostics peuvent être déjoués par une réalité implacable. L’ancien self-made-man, l’Irlandais des quartiers populaires adulé par le peuple, est remplacé d’une minute à l’autre par un pantin construit par les médias, un pion sans charisme mais taillé pour la politique-spectacle de cette nouvelle Amérique du tournant des années 60. Ford réalise alors une séquence de dépouillement et de résultats assez incroyable d’intensité, où l’on ressent l’émulsion et la chaleur de la salle, où le couperet peut tomber sur n’importe quel candidat. Il y a quelque chose de très « lumetien » avant l’heure, d’ailleurs, dans cette façon de filmer l’ébullition ambiante.


Après ce premier dénouement de l’histoire, on est forcé de repenser à la scène d’introduction du film. Celle-ci, comme souvent chez Ford, se veut programmatique, mais s’avère déjouer finalement nos attentes : une fanfare en l’honneur de Skeffington sillonne les rues, sous les hurrah et les chants. La campagne est lancée, Skeffington, souriant et déjà triomphant, salue les foules alors que son cortège traverse le cadre de gauche à droite. Or la scène qui suit l’annonce de sa défaite est un renvoi direct à cette ouverture : une même fanfare, un même mouvement du cortège de gauche à droite, mais en l’honneur du gagnant McCluskey. La fanfare est désormais à l’arrière-plan, alors que Skeffington, au premier plan, rentre seul chez lui, tête baissée, traversant de droite à gauche un jardin public plongé dans l’obscurité. Ce contre-sens de la marche de Skeffington est éminemment symbolique : si au début du film, il est encore maire et espère continuer à écrire l’histoire, après sa défaite, il doit laisser l’histoire poursuivre sa route sans lui. La « dernière fanfare » ne sera donc pas la sienne. Et cette séquence pleine de mélancolie illustre à elle seule tout le propos du film : des fanfares, il y en aura toujours pour suivre la marche du monde ; les hommes, eux, ne sont pas éternels et doivent « mourir » en emportant leur époque avec eux. Skeffington est « mort » politiquement, et c’est avec un sourire de résignation mêlé de soulagement qu’il rentre chez lui avant de s’effondrer, après avoir lutté jusqu’au bout. « One more regret at my age won’t make much difference… »


Le dernier acte, tout en pudeur et rempli d’émotion, fait partie des plus beaux adieux de personnages que Ford ait jamais mis en scène. Ceux de Skeffington à ses amis – et même à ses ennemis –, à sa famille, à tous ces gens qui sont encore « dans le coup » et poursuivront, sans lui, la grande fanfare de l’histoire où seuls les vainqueurs sont célébrés, quand les perdants meurent dans le silence de leur chambre. Mais Ford ne serait pas Ford si ses personnages, à l’heure de leurs dernières heures, ne savaient encore avoir le mot pour rire, ajoutant à nos larmes quelques sourires candides.


[Article à retrouver sur Le Mag du ciné]

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le 8 nov. 2020

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Jules

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