Comment parler de La Dolce Vita de Federico Fellini avec une once d’originalité ? Tout a été dit, analysé, interprété, le film fait partie de la culture internationale et certaines scènes comme la baignade nocturne dans la fontaine de Trevi sont devenues légendaires. Il faut donc toujours beaucoup d’humilité pour aborder de tels chefs-d’œuvre, et faire évidemment le deuil de l’exhaustivité. Essayons.
Si La Dolce Vita est le film encore aujourd’hui le plus populaire de Fellini, c’est sans doute parce qu’il dépeint un monde dans lequel n’importe qui peut se reconnaître, à des degrés différents. Après s’être intéressé à la misère itinérante dans La Strada, aux déambulations d’une prostituée flâneuse dans Les Nuits de Cabiria, le cinéaste italien peint ici le tableau d’une Italie de la fin des années 50 qui au contraire tourne en rond. Les stars de cinéma, les paparazzi, les médias, les belles voitures, les cabarets, les travaux urbanistiques : tout participe d’un bruit de fond constant, d’une perpétuelle mise en mouvement qui sera sans cesse vouée à l’échec tout au long du film.
Tout dans La Dolce Vita n’est que mascarade, tout ne sert qu’à nourrir l’illusion que l’existence est porteuse de sens pour ces personnages en proie au vertige, au doute (une scène de questions-réponses entre des journalistes et Sylvia – spectrale Anita Ekberg – est sur ce point terrifiante). La vie des personnages n’est que mise en scène, divertissement, ivresse, tentative d’oublier l’ennui et la profonde solitude qui rongent cette mondanité décadente.
Le vide existentiel se matérialise même dans l’espace : les rues désertes de Rome, l’hôpital immensément vide dans lequel une sœur fait les cent pas, les promenades nocturnes en voiture dont l’unique but est de tourner en rond pour repousser le moment de rentrer chez soi, etc. Ce monde est désenchanté, désacralisé (dès le début, le déplacement par hélicoptère d’une statue de Jésus symbolise cette volonté de « s’accrocher », de se « suspendre » au sacré, comme pour se rassurer). Même la religion n’est plus qu’une grotesque superstition salie par des masses hystériques, comme lors d’une scène de miracle collectif où tout n’est plus que brouhaha et discours ineptes. Du bruit et de la pluie, bruyante elle aussi. Comme les vagues de la fin…
Dans cette cacophonie, tout n’est que remplissage vain d’une solitude qui est comme ce vase percé que l’on s’épuise à remplir à ras bord. Maupassant écrivait :
« Notre grand tourment dans l’existence vient de ce que nous sommes éternellement seuls, et tous nos efforts, tous nos actes ne tendent qu’à fuir cette solitude. »
La Dolce Vita est peut-être la plus frappante mise en image de ce désespoir qui s’illusionne dans l’artificialité. La scène d’ouverture donne déjà le ton, avec cette première soirée où les masques des danseurs comme les lunettes de soleil portées en pleine nuit annoncent ce refus de voir la réalité de l’existence, et de se vautrer dans l’ivresse de la fête. Ce refus du réel, ce refus de cette solitude angoissante, sonne comme un refus du naturel que l’on a quasiment oublié à force de se complaire dans l’artificiel : Marcello appelle lui-même ce monde bourgeois « la jungle », et la séquence où tous écoutent des bruits de nature à travers un enregistrement radio donne l’impression d’être en face d’individus totalement déshumanisés, qui ont comme oublié ce qu’est le monde extérieur hors de leur bulle mondaine. Aussi semblent-ils redécouvrir ce qu’est la vie à ce moment précis, si éphémère.
Il y a beaucoup de personnages dans La Dolce Vita, divinement interprétés, mais celui de Marcello Mastroianni est forcément le plus mémorable. Il est le seul personnage « principal », bien qu’il ne fasse pas grand-chose – bien qu’aucun d’entre eux ne fasse grand-chose… Il traverse le film comme une ombre, butinant ici et là. Les gens passent, certains paraissent importants puis disparaissent à jamais, d’autres les remplacent. Tout s’écoule comme si rien n’avait d’importance ni ne laissait de trace. Il n’y a même pas d’histoire à proprement parler, pas de réelle narration. La Dolce Vita est plutôt une succession des saynètes mélancoliques comme autant d’instants de vie que Fellini a toujours aimé transmettre dans ses films.
Un film intemporel, une longue nuit fellinienne sublimée par la musique de Nino Rota qui, dans toute la discrétion qu’on lui connaît, parvient à retranscrire à la perfection l’élégance et la tristesse infinies qui se dégagent de cette œuvre éternelle. Une œuvre sur l’échec, conclue par l’échec : échec de la nuit, échec des relations humaines, échec de l’amour, échec du désir, échec du langage, échec de tous les artifices qui sont comme anéantis par le lever du jour. Tout s’envole, sauf cet ultime regard de tendresse lancé par Marcello, les yeux meurtris de cernes, à une jeune enfant qui, elle aussi, et comme tous les autres, passait seulement par là.
[Article à retrouver sur Le Mag du Ciné]