Il n’est pas étonnant que Le Havre ait plu au joyeux duo formé par Fiona Gordon et Dominique Abel, en réalité trio, puisque, avec leur comparse Bruno Romy, ils sont trois réalisateurs-acteurs. Ville quadrillée comme un tableau de Mondrian, dont les rues et l’architecture rectilignes ont été profondément repensées, suite aux destructions subies pendant la Seconde Guerre Mondiale et pour leur reconstruction, sous la règle et le compas d’Auguste Perret. Tant de rectitude ne pouvait qu’amuser leur esprit folâtre qui, pareil à une ligne musicale déroulant ses arabesques sur une portée, semble prendre un plaisir décuplé à déployer ses excentricités dans l’espace géométrisé de la ville. Comme pour affirmer cette fidélité à l’esprit de reconstruction un peu raide qui dominait dans l’Après-Guerre, les sons, souvent retravaillés et parfois discrètement amplifiés, afin de créer un effet comique, évoquent le traitement dont ils ont pu faire l’objet dans « Mon Oncle » (1958) de Tati. Bravo à Manu de Boissieu et à Fred Meert pour ce travail délicat.
L’argument peut paraître ténu, loufoque, invraisemblable, comme toujours dans les films de Fiona Gordon et Dominique Abel, tous deux nés en 1957, elle en Australie, lui en Belgique. On sait, et l’on s’en délecte, que l’histoire tournera autour d’eux, de leur couple, de leur amour, pris selon les films à différents temps imaginaires de sa trajectoire. « La Fée » nous conduit aux commencements et à la rencontre improbable entre Dom, veilleur de nuit dans un hôtel modeste, et Fiona, la fée éponyme, qui dévore d’emblée son lunaire interlocuteur avec des yeux de louve, puis semble chercher tous les moyens pour l’attirer dans sa chambre… Point n’est besoin d’en dire plus. On imagine bien que l’accession au bonheur ne sera pas immédiate, et que, comme dans tout conte qui se respecte, les deux héros devront surmonter des obstacles, se heurter à des opposants…
Il suffit de savoir que l’eau, si souvent présente dans cette filmographie, jouera ici une nouvelle partition, donnant lieu à une superbe scène de danse sous-marine simulée ; on se contente rarement d’un seul adjectif pour évoquer, ne serait-ce que de loin, un univers si créatif, si poétique, si décalé, si constamment renouvelé ! Le monde contemporain - Havre oblige, sans doute, avec tous ses antécédents filmiques… - n’est pas évité, incarné par un trio de migrants tout aussi gentils et guère moins rêveurs que Dom lui-même… On croisera aussi la route d’un Anglais (Philippe Martz) avec chien, de quelques patients, dans la Tour Perret reconvertie pour la circonstance en hôpital psychiatrique, d’un barman (l’ami Bruno Romy) particulièrement myope, dans un bar au nom réjouissant, « L’Amour Flou » - qui a dû inspirer pour titrer leur propre réalisation, en 2018, l’autre grand couple cinématographique excentrique que forment Romane Bohringer et Philippe Rebbot ; apparaîtront également des policiers très très lents et très méditatifs, un bébé miraculeux et souvent miraculé, qui ouvrira au passage, et l’air mine de rien, de belles pistes de réflexion sur le désir d’enfant, la grossesse, et sa traversée par l’homme, tout autant que par la femme…
On le comprend, l’un des grands charmes des films de Gordon et Abel réside dans la profondeur ou la justesse qui se nichent très souvent, avec eux, au cœur de l’éclat de rire. Un rire qui, de plus, n’est jamais méchant, moqueur, dans la dérision, mais qui au contraire est pleinement empathique, permet de se reconnaître dans le grotesque de l’autre, et de se pencher avec tendresse sur le ridicule de l’homme.
Et, encore et toujours, ce qui achève de séduire ceux qui sont sensibles à l’univers proposé par ce couple est l’alchimie tellement visible, palpable, audible, qui circule au sein de ce duo et qui rend tout spectateur un peu voyeur. On mesure ici la singulière entente qui se perçoit dès l’accord des timbres de voix, toutes deux mélodieuses et délicatement posées, chez lui un peu feutrée, chez elle légèrement plus rauque mais adoucie par un adorable accent anglais. On éprouve toutes les caresses contenues, à l’entrée de Fiona dans l’hôtel, dans le simple échange des « Bonsoir », et la solennité de la moindre parole, lorsque l’enjeu se dessine d’emblée comme potentiellement important… Une entente également perceptible dans ces deux grands corps, qui pourraient paraître dégingandés, mais qui ont la même douceur et la même élégance dans leurs mouvements. Et ces deux longs visages… On pourrait les croire laids, si l’on s’arrêtait aux canons des magazines. Mais ils vibrent avec tant de délicatesse et de charme que, une fois que l’on a perçu leur beauté, elle ne les quitte plus.
Lorsque, en 2011, on demandait au couple si « La Fée » formait une trilogie avec « Rumba » (2008) et « L’Iceberg » (2006), Fiona Gordon se récriait et promettait aux spectateurs non pas une trilogie, mais une « vingtologie » ! Et il est vrai que, depuis, « Paris pieds nus » a vu le jour en 2017, et devrait être suivi, en 2023, par « L’Etoile filante », que l’on attend déjà avec gourmandise. Et l’on se réjouit de cette belle fécondité cinématographique et de l’entrain avec lequel ces enfants sont conçus !