Une ville de nuit, avec ses grattes ciels rétro-éclairés, ses fenêtres illuminées et ses rues que les rares lampadaires tentent d'extirper des ténèbres. Un tribunal en régime nocturne avec ses rondes de policiers et ses allées et venues incessantes malgré l'heure tardive. La justice est en émoi, le patron du syndicat du crime est prisonnier de ses griffes. Dans son bureau, le procureur en charge de l'enquête, Martin Ferguson, exulte ; il le tient enfin le témoin qui fera griller le seigneur de la Murder Inc, Albert Mendoza, sur la chaise électrique. Le procès ne débutera qu'au matin mais en attendant il s'agit de cuisiner le témoin, un certain Joe Rico, ancien homme de main de Mendoza, de la préparer à sa confrontation avec son ancien boss et surtout assurer sa survie jusque là. Car même enfermé, Mendoza use de ses contacts et de son aura naturelle pour se tirer d'affaire : en effet, si Rico venait à mourir, c'est à pied et libre comme l'air qu'il rentrerait chez lui dans quelques heures.
Des attentats Rico en a déjà essuyé quelques-uns sur le chemin du tribunal. Même dans le bureau du procureur il reste encore une cible pour les tueurs de Mendoza. Mais c'est finalement au gré d'une tentative d'évasion ratée et d'un dévissage maladroit sur la corniche du bâtiment de pierre, que le témoin star du procès du lendemain aura son compte.
Mendoza ne le sait pas, mais le compte à rebours qui égrenait ses derniers instants sur Terre vient d'être subitement remonté. A l'aube, à l'issue d'un fiasco procédural, il sera libéré. D'ici là c'est une longue nuit qui attend le procureur Ferguson et le capitaine de police Nelson. Une longue nuit à base de de litres de café et de kilogrammes de dépositions, rapports d'autopsie et témoignages en tout genre. Car Ferguson le sait, il reste encore une ultime cartouche à tirer dans tout ce fatras. Reste plus qu'à la trouver. L'enquête plonge alors dans une série de flashbacks et de flashbacks intriqués dans des flashbacks à l'issue desquelles une jeune femme aux yeux bleues du nom d'Angela Vetto, censée avoir déjà été éliminée par le milieu, est identifiée comme l'unique témoin capable d'envoyer le patron du syndicat du crime compter les Ampères. Cela remonte à des années en arrière alors que le jeune débutant Mendoza initiait le business du crime organisé et se rendait coupable du premier meurtre d'une longue série d'exécutions commanditées par les barons de la pègre, qui gardaient ainsi, fort d'un alibi, les mains propres. Maladroitement mis au parfum par Ferguson lui-même, alors excédé par la suffisance du prisonnier et passablement déprimé par la perte de son témoin clé, qui venait jeter au visage du détenu les photographies de toutes ses victimes, Mendoza reconnu son erreur et, via son avocat, plaça un ultime contrat sur la tête de la malheureuse. Une vaste course contre-la-montre pour retrouver Angela est alors lancée entre les forces de police et les assassins du syndicat avec comme enjeu la survie du grand patron. C'est maintenant à quitte ou double.
Les premiers coups de manivelle furent donnés au milieu de l'année 1950 par le metteur en scène émérite de Broadway, Bretaigne Windust. Mais pour des raisons médicales (et non une mésentente et des désaccords répétés avec Bogart comme a pu l'entendre), il dut néanmoins céder sa place à Walsh et troquer son casquette de directeur pour le bonnet de malade. Si c'est Walsh qui boucla l'essentiel du film, c'est pourtant au nom de Windurst qu'il le fit car jamais il ne voulut être crédité au générique. Ce n'est que tout récemment que son nom floque l'affiche. Comme tout "Walsh" qui se respecte, The enforcer fait la part belle à son intrigue et examine ses personnages. Toujours mu par son souci de réalisme, Walsh filme cette enquête à la manière d'un documentaire. Et il n'en est jamais très loin. Sous couvert de fiction, il abandonne le genre du film de gangster flamboyant qui fit sa gloire et introduit à la place, pour une des premières fois au cinéma, le milieu retord et complexe du syndicat du crime. Le jargon est tout nouveau pour l'époque, les méandres des réseaux mafieux encore insoupçonnés. Ses acteurs sont par exemple les premiers à prononcer les mots de "contract", "hit" ou "finger man". Difficile également de ne pas y voir le miroir de la réelle tentative de procès des pontes de la Murder Inc par la justice new-yorkaise. La défenestration accidentelle de Rico par exemple n'est pas sans rappeler celle, bien moins accidentelle pour le coup, du canari Abe Reles qui s'apprêtait à tout déballer au juge. L'acharnement de Ferguson également peut rappeler celle du procureur de l'époque Burton Turkus.
Croisement entre le film de gangster et le caper movie, "The Enforcer" est un très beau film noir. Le rythme soutenu de l'enquête, les intrigues à tiroirs, les révélations fracassantes et le suspens à couper au couteau en font un digne représentant du genre voire même l'un de ses plus brillants. Walsh y instille le sens de l'efficacité, de la mise en scène ( son noir et blanc contrasté est sublime et colle parfaitement à l'ambiance "trop tranquille pour l'être" de la ville) et l'ellipses qu'on lui connait. Le mec était sans doute ce qui se faisait de mieux dans son genre. Il lui suffisait par exemple de filmer la main d'un barbier affûtant sa lame sur une tablier en cuir et de la remplacer par celle d'un tueur du syndicat pour signer, toute en suggestion, une scène d'une rare violence. Pour son dernier film pour la Warner qui l'a vu naître, Bogey est impressionnant.
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