L'avantage, avec les films noirs de Fritz Lang, c'est qu'il ne perd pas de temps en palabres inutiles. En trois scènes, cinq minutes générique compris, il a planté l'ambiance, présenté le personnage principal et nous a donné le thème majeur du film. A ce niveau, je dis : respect !
Dans la première scène, nous sommes dans un amphi et assistons à un cours donné par celui qui a tout lieu d'être le personnage principal, puisqu'il est interprété par Edward G. Robinson. C'est un cours de droit. La scène suivante nous montre ce même personnage, à la gare, alors que femme et enfants partent en vacances, le laissant seul (mais pas forcément désespéré). Enfin, lors de la troisième scène, notre personnage (dont on apprend qu'il s'appelle Richard Wanley) est à son club, avec un ami procureur, en train de discuter des tentations diverses qui peuvent s'offrir à un homme seul.
Et voilà justement le thème qui s'insinue, en douce, sans en avoir l'air. Déjà, lors de son cours, Wanley affirme que tous les crimes ne se valent pas, que certains sont plus "acceptables" que d'autres. Et, dans le cercle restreint de ses amis, il annonce des propos plus qu'ambigus. Quand on lui affirme que, désormais célibataire momentané, il pourrait profiter de la vie, il nie cette possibilité. Mais sa négation ne se fonde pas sur une morale irréprochable, mais sur ses capacités physiques réduites à cause de l'âge. En gros, il se décrit comme le vieux pépère tranquille dont la folie absolue consisterait à mettre un sucre complet dans sa tisane le soir, avant de se coucher (oh horreur !) à 20h41, et non 20h30. Cependant, dans la foulée, il dit qu'il regrette cette vie trop tranquille, et qu'il aurait bien aimé être plus aventureux.
Nous avons donc un homme qui mène une vie vertueuse par la force des choses, et non par une quelconque volonté de sa part. Et que se passerait-il s'il était placé face à la tentation ? C'est justement ce qui arrive ici. Notre Richard va rencontrer Alice, superbe femme à laquelle il avait succombé rien qu'en voyant le portrait. Il va la suivre et va enchaîner les infractions à la morale, jusqu'à l'inévitable. Et c'est là que la morale va vraiment être mise à l'épreuve.
C'est en cela que La femme au Portrait est un film noir : dans sa façon de nous interroger sur la morale et la conscience. Et cela l'air de rien, avec un récit qui parvient à la fois à aller très vite et à prendre le temps nécessaire pour instaurer un véritable suspense. Pendant une heure, la réalisation de Lang est un véritable tour de force : il a épuré son film au maximum, ne conservant que ce qui est strictement indispensable, mais en même temps il étire certaines scènes, s'attarde sur des détails qui deviennent vite terribles pour les nerfs éprouvés des spectateurs. Un travail d'équilibriste et une leçon de cinéma. Le jeu des cadrages, des lumières, le traitement du noir et blanc, tout est génial.
Et les acteurs ! le duo antagoniste formé par Edward G. Robinson et Raymond Massey est un régal. Déjà, qu'une chose soit claire, j'adore Raymond Massey; je crois que ça doit remonter à A l'Est d'Eden, un des premiers classiques que j'aie vus, ou à Arsenic et Vieilles dentelles (le running gag qui consiste à le confondre avec Boris Karloff me fait toujours rire). Ici, il est (comme souvent) terrifiant. Grand, maigre, aux traits anguleux, filmé en contre-plongée avec des jeux d'ombres, il ressemble à La Mort en personne, comme une image de La Faucheuse. Face à lui, Edward G. Robinson en est l'exact opposé : petit, rondouillard, il est toujours présenté en position de faiblesse, comme dominé de toute sa hauteur par la justice incarnée dans toute sa rigueur.
Hélas, la dernière demi-heure baisse un peu le niveau. Le film devient un thriller honnête mais sans plus. Et la fin est carrément tirée par les cheveux. Cependant, l'ensemble conserve cette impression d'immoralité, d'arrangement avec la conscience et d'absence de justice qui en fait une œuvre troublante. Du très bon Lang, qui aurait pu être excellent même, mais dont le niveau baisse sur la fin.