Rebondissant (plus d’un an après) sur la critique de Limguela, c’est l’idée que les grands films ne sont pas faits de nécessités programmées mais de coïncidences qui m’amène à défendre la fin de "La femme au portrait". Lang, mécontent de la fin de l’histoire originale (le personnage se suicide), pensait que le public ne l’accepterait pas. Il pensait surtout que la nature des rapports entre Robinson et Joan Bennett ne justifiait pas un tel dénouement. Pour Lang comme pour Hawks (qui refusait également de faire mourir ses personnages sans raison) ce qui comptait c’était la signification des rapports plus que le respect de la logique conventionnelle (ce qu’on appelle la vraisemblance). "Dans une fin logique, l’homme aurait été arrêté et exécuté pour avoir commis un meurtre parce que pendant un instant il avait baissé sa garde. Même s’il n’avait pas été convaincu du crime, sa vie aurait été ruinée. J’ai rejeté cette fin logique parce qu’elle me semblait être une fin défaitiste, une tragédie pour rien occasionnée par un destin implacable, une fin négative pour un problème qui n’est pas universel, une histoire inutile que le public rejettera." (Lang cité par Jean Ollé-Laprune). L’aspect le plus intéressant de la fin choisie par Lang (à partir d’une suggestion de William Goetz) est la proximité qu’elle révèle entre le monde du crime et la société dite "respectable" qui le condamne et le tient à distance comme un monde radicalement différent. Or (et le film traite explicitement le thème) la tentation existe pour chacun de basculer au moment où il s’y attend le moins. Lors de la discussion qui a lieu au club entre Wanley (Robinson) et ses amis, le procureur (Raymond Massey) déclare : "En tant que procureur, je vois les ravages du démon de midi. Je ne plaisante pas, j'ai vu de vraies tragédies nées de petits riens qu'on avait négligés. Une impulsion, un flirt, un verre de trop…". Le personnage annonce alors très exactement la suite des évènements. La structure du film respecte à ce point le fatalisme des films noirs (ce qui arrive est pressenti ou connu à l’avance mais les personnages se laissent entraîner). La fin cependant se défait un peu de ce schéma pour y substituer une mise en abyme particulièrement langienne dans les effets de sens et les perspectives qu'elle permet d'établir.
Du point de vue de la représentation du rêve cette fin est admirable car elle doit tout à un seul plan : la caméra avance vers le visage de Robinson inconscient puis, lorsqu’elle recule, on retrouve Robinson toujours dans la même position mais cette fois-ci au club (il était auparavant chez lui). Le rêve n’est pas l’ondulation vaporeuse habituelle dont le rôle consiste à déréaliser ce qui est pris entre ses parenthèses mais il apparaît à travers cette focalisation (le gros plan sur le visage) comme une doublure du réel. Une doublure qui serait, paradoxalement, dégagée des apparences (c’est-à-dire des conventions de la logique) pour révéler ce qui est dissimulé (et réprimé) par le rêveur lui-même. C’est à ce titre qu’intervient la conclusion en forme de boutade qui achève le film : Robinson sort dans la rue, se retrouve "à nouveau" face au portrait et "à nouveau" une femme apparaît qui lui demande du feu. Là il se retourne et s’enfuit à toutes jambes. Cette réaction censée clore le film sur une note amusante révèle l’extraordinaire réalité de l’expérience vécue (même si cette expérience n'est en définitive qu'un rêve). Refusant au réel la vérité qu’il accorde au rêve, le personnage (et le spectateur qui partage son point de vue) reconnaît un signe fatal qui contamine le monde. On imagine d’autant mieux le sentiment qui gouvernera désormais sa vie (la peur) que le film (c’est-à-dire le rêve) y aura consacré une large part dans les séquences de dissimulation criminelle qui auront précédé.
Je passe (que Limguela me pardonne) sur l’intérêt de certain vêtement transparent dans la séquence dans l’appartement de Joan Bennett pour viser plutôt la façon dont Lang filme Robinson au cours de ses manœuvres criminelles. Robinson est à la fois le criminologue qui connaît les actions requises et l’intellectuel déplacé, vulnérable. Le tempo de la mise en scène respecte particulièrement cette tension qui restitue à l’expérience toute son irréductibilité. On a beau savoir comment se débarrasser d’un corps, le réel oppose à la connaissance abstraite la réalité des situations et des lieux. Chacun des éléments qui configurent le parcours de Robinson (jusqu’à la météo) réfléchit cette sorte de distorsion qui l’emporte dans le flottement du cauchemar. Le cauchemar apparaît dès lors comme le signe du réel, un signe inverse par rapport à la situation initiale où ce sont les apparences qui gouvernent (celles du club, monde bourgeois en réduction où seules comptent les conventions, la façon dont on est vu). La traversée des apparences (la rencontre avec le portrait) détricote cette barrière protectrice pour en révéler, avec l'enchaînement qui aboutit à la mort de l’amant de Joan Bennett, toute la fragilité et la subjectivité. La force du film est en effet de rapporter la menace à une dimension subjective et non à un principe externe (le personnage joué par Dan Duryea joue un rôle très secondaire). C’est dans le regard de Robinson que se défait la barrière, c’est de sa peur que sourd le crime, cette vérité dont il sait qu’elle ne sera pas longtemps dissimulable. Robinson anticipe le moment où elle éclatera (lors des discussions avec Massey qui lui révèle les progrès de l’enquête). Ce qui change par rapport à la scène inaugurale du club c’est bien-sûr la peur qui raidit Robinson mais c’est aussi qu’il cesse d’être l’expert délivrant ses connaissances sur un ton badin. C’est de ce "nouveau savoir" du crime, personnel, vécu, que naît l’ignorance qui le place lui le criminologue au même niveau que le premier apprenti meurtrier venu. Il est amusant de noter que la menace cesse au moment même où il décide d’en finir (le personnage de Dan Duryea est pris pour l’assassin et abattu sans que la vérité soit faite). Cette ironie, là encore, ne se réduit pas à un emprunt de surface, elle confirme l’idée que le crime est affaire de "point de vue" : le criminel est pour Lang l’homme qui déplace son regard, qui se libère des apparences au prix d’une vérité qui peut lui être fatale.
Dans cette perspective langienne qui substitue la vérité personnelle, la vérité de l’expérience à une logique de surface conventionnelle, la coïncidence joue un rôle de révélateur. Il faut en effet que le film soit en même temps une chose et une autre (et même plusieurs autres) pour s’affranchir de la dimension illustrative qui est au départ la sienne. Si "La femme au portrait" impose d’une certaine façon l’idée du cinéma comme art des coïncidences (ou des indéterminations nécessaires) c’est parce que l’invraisemblable s’y établit non pas comme une faute mais comme une nécessité à l’intérieur du film. Il faut que le personnage de Robinson ait rêvé plutôt que vécu son aventure pour que sa névrose soit à la hauteur de la place que lui fait le film (et de ce que l’acteur apporte). L’ambiguïté fondamentale de son désir (désir sexuel et angoisse de mort), de sa place (maîtrise et vulnérabilité, savoir et non-savoir) importent bien plus que l’action dramatique. En même temps cette action lui est nécessaire pour qu’elle soit incarnée et vivante : si une telle hiérarchie existe c’est le spectateur qui est en droit de la formuler, non le film.
La coïncidence c’est de ce point de vue et sur de multiples plans l’expression de la paraphrase, de la métaphore, de la mise en abyme qui caractérise le geste de l’auteur dans le cinéma de genre. L’auteur n’y est pas l'expression d'un ego tout-puissant mais une individualité parmi d'autres dans un système qui l'emploie. Sa place relativisée, c’est aussi sa patte qui se discrétise ou se fond dans les incertaines identités du film (au point qu’il apparaît lui-même détaché de l’interprétation de son œuvre : c’est pourquoi un Ford ou un Hawks paraissent à mille lieues de leurs exégètes). Le rêve de "La femme au portrait" suggère tout cela en invitant à considérer le film et tout l’arrière-plan de significations qu’il déploie comme un rêve, une pure virtualité. Quelque chose qui est et n’est pas, évident et fugace, livré à la seule puissance du regard.