Dans son poème Mein Liebstes, tu die Schatten fort, l’écrivain autrichien André Heller parle de « verlornen Siegen », de « victoires perdues ». À bien y réfléchir, l’art de traduire s’apparenterait en revanche davantage à une « défaite gagnée » : on a beau traduire des idées et non des mots, avec d’autant d’acuité et de pertinence que faire se peut, il est plus souvent qu’à son tour impossible de retranscrire quoique ce soit à la perfection, car ce que l’on gagne en familiarité, on le perd en exotisme, ou vice-versa.


« Chère enfant, ne sens-tu pas/Que ce qui compte sur Terre/C’est ce qu’un cœur/Dit en silence à un autre cœur ? » entend-t-on ainsi dès l’ouverture du film, d’après les vers de Vladimir Soloviev… victoire perdue ou défaite gagnée, la traduction est en tout cas une bataille désespérée. « Au commencement était le verbe », mais pas nécessairement à la fin, ni surtout à l’apogée.


Ce n’est pas cela qui va arrêter les disciples de Saint-Jérôme, pas plus que les raccourcis faciles du style « traduttore, tradittore ». Il y a une bonne dose de masochisme chez les traducteurs, que n’auraient pas renié nombre de personnages des romans de Fiodor Dostoïevski. Pourtant, la plupart d’entre nous ont été bien plus épargnés par la vie que ne l’a été Svetlana Mikhaïlovna Geier, née Ivanova, « La Femme aux Cinq Éléphants » du titre. La quinte de pachydermes en question, ce sont les cinq derniers, et plus épais, romans de Dostoïevski – Crime et Châtiment, L’Idiot, Les Démons, L’Adolescent et Les Frères Karamazov – que la vénérable Frau a traduit du russe vers l’allemand – par deux fois chacun, et de sa langue natale vers sa deuxième langue ! Cinq éléphants, et combien de vies pour cette dame de 87 ans ?


Beaucoup, s’avère-t-il très vite dans le documentaire que lui consacre son compatriote germano-ukrainien Vadim Jendreyko. Beaucoup, voilà qui caractérise bien l’intéressée : beaucoup de savoir, beaucoup de mots, beaucoup de petites-filles, beaucoup de souvenirs, beaucoup de bienveillance, beaucoup de peines… tout cela et bien plus chez cette femme au destin peu commun, dont le regard vif et curieux est le même sur ses photos de jeunesse en noir et blanc que lorsqu’elle parle à Vadim Jendreyko, et au spectateur, dans la quiétude de sa quasi-datcha de Fribourg en Brisgau, où à des étudiants de l’université de Kiev. Le temps aurait-il figé Svetlana Geier dans sa jeunesse heureuse, lorsqu’elle venait voir les cigognes s’abreuver dans une source au fond de son jardin ?


Non pas. Au réalisateur qui lui demande la raison pour laquelle elle n’est jamais retournée en Ukraine pendant soixante-cinq ans, elle répond dans un sourire triste qu’au contraire, elle n’était jamais revenue parce qu’elle n’avait aucune raison de le faire. Aucune, si ce n’est de revoir la tombe de son père, et la source aux cigognes, où elle tient à boire une dernière fois avant de mourir. De ces deux pèlerinages, un seul rencontrera le succès.


Par un lapsus révélateur, à moins qu’il ne s’agisse d’une confusion volontaire, la voix-off nomme le père de Svetlana Geier « Fiodor Mikhaïlovitch », exactement comme Dostoïevski, alors qu’un rapide coup d’œil sur son passeport montre que son géniteur s’appelait en réalité… Mikhaïl Fiodorovitch. Cherchait-elle un père de substitution, ou une âme sœur, en l’œuvre du génial pétersbourgeois ? Ce qui est certain, c’est que son destin d’apatride semble tout droit sorti d’un de ses romans, surtout lorsqu’à 80 ans révolus elle doit prendre soin de son fils Johann, alité et paralysé par un accident de travail, de la même façon qu’elle a dû s’occuper de son père en 1939, après que les tortures des bourreaux de Staline aient laissé son corps brisé. Le premier survivra un an et demi à son agonie, le second six mois. De ce cruel double coup du sort, à sept décennies d’intervalle, Svetlana Geier ne tire cependant aucun fatalisme, contrairement aux personnages de Dostoïevski. Rien qu’une dignité magnifique.


Le père, la mère, le fils, la datcha, la source… Tout passe, comme le disait Vassili Grossman. Reste la traduction. « Traduire, c’est… le désir de trouver quelque chose qui se dérobe sans cesse, l’original, l’ultime, l’essentiel. » Voilà qui est tellement bien résumé. Le documentaire ne dure qu’une heure et demie, sans compter les (excellents) suppléments, mais j’aurais été prêt à écouter Svetlana Geier parler de traduction pendant des heures et des heures, surtout pour entendre pourquoi elle a traduit Преступление и наказание par Faute et Expiation plutôt que par le Crime et Châtiment habituel ; idem pour La Maison des Morts, qui avec elle devient La Maison Morte. Mais La Femme aux Cinq Éléphants, comme son titre l’indique non sans humour, est un portrait de femme et non un traité sur la traduction. Au delà des réflexions et considérations d’ordre empirique, l’aperçu de l’extrême minutie qu’elle apporte à son travail donne quelques unes des séquences les plus truculentes du documentaire.


On ne s’étonnera donc pas que c’est sur l’une d’entre elles que s’achève le film, tout en délicatesse, comme une porte qu’on entreferme, en se finissant sans se finir, un peu comme un film d’Alexeï Guerman. « Exister n’a de sens que si les choses continuent ». Encore une des merveilleuses citations de Svetlana Geier à découvrir dans ce documentaire d’exception consacré à une personne qui ne l’était pas moins et qui, encore plus que le russe et l’allemand, maîtrisait à la perfection cette langue « qu’un cœur dit en silence à un autre cœur. »

Szalinowski
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le 20 juin 2019

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