C’est la jalousie qui guide François. Le glissement qui s’opère au tiers provient de cet état d’esprit. Résumons grossièrement le début. Le jeune homme sort de son travail – il est postier de nuit – et s’en va rendre visite à sa belle de bon matin – vers six heures. Une banale histoire de voiture lui servira de prétexte. Mais personne ne va lui ouvrir. Et rien pour laisser un mot à lui glisser sous la porte. Il reviendra. Avec une carte postale et un crayon. Entre-temps, il s’est endormi, alors qu’il s’apprêtait à lui écrire, dans un café. Des minutes, peut-être des heures ont passées. Il retourne au-devant de sa belle. A quelques pas de son immeuble, il l’aperçoit en sortir, accompagnée d’un homme. Il tente de les suivre mais les perd. Puis finalement c’est cet homme, seul, qu’il retrouve, assis à la terrasse d’un café. Enfin, seul, pas vraiment, il est accompagné d’une autre. François les observe puis s’endort et le perd encore. Quoique non, il l’aperçoit en train de payer. Il les suit à nouveau, dans la rue jusque dans le bus. Descend quand ils descendent. L’arrêt du parc des Buttes-Chaumont.

La femme de l’aviateur devient le théâtre d’une filature curieuse qui permet une rencontre et une distraction accompagnée. De ces distractions insensées, desquelles on ne soupçonne guère de finalité, qui nous mènent imperceptiblement à quelque chose d’inespéré, un état de grâce. Ces petits riens qui bout à bout forment un truc inoubliable. La femme de l’aviateur parle aussi du temps libre. C’est dans ce laps de temps (une journée, du lever du soleil à son couché) que l’histoire se déroule. Le film commence lorsque François quitte son travail et se termine lorsqu’il y retourne. Entre ces deux obligations le jeune homme aura vécu quelque chose de fort, d’intense. Ce genre de journée où l’on se dit que finalement, même si elle parait loin du dessein auquel elle semblait destinée, on ne l’oubliera sans doute jamais. Une bulle quasi irréelle, quasi fantasmée. J’ai l’impression de rêver, dit un moment donné François, se heurtant à l’inhabituel des choses. C’est un cinéma du jeu, presque proche de Rivette, voire d’Hitchcock. Je vous regarde en train de regarder, lui dit même Lucie, lors d’une séquence sublime au bord d’une rivière, où la demoiselle donnera du pain aux canards.

C’est un film complètement à part dans la filmographie du cinéaste. S’il doit rejoindre un autre de ses films ce serait probablement Le rayon vert. Dans son cheminement, la gestion de sa durée, ses rencontres, son silence. Et puis dans le même temps il se déroule sur quelques heures et dans une géographie plus restreinte. Paris, uniquement. Deux lieux majeurs : une chambre et un parc. Puis des lieux de passage : un centre de tri, un restaurant, un bus, un café. C’est à peu près tout. Et à la différence des autres Rohmer de cette période il n’y a pas de quiproquos flagrants, puisqu’il n’y a pas de rencontres réelles – attendues. La rencontre avec cette fille dans le parc – où se concentrent mes minutes préférées de tout Rohmer – est fortuite, n’est que hasard. Il suivait l’amant de sa fiancée. Elle pensait qu’il la suivait. C’est tout.

Finalement, le film dit lui-même ne pas être intéressé par le vaudeville crée par ce trio d’occasion. Il ne laisse aucunement planer le doute quant à l’identité de l’homme suivi. Cet homme nous le voyons chez Anne puis sortir de chez elle en début de film. Le spectateur est certain qu’il s’agit de l’homme tandis que François n’en est pas certain. Et Lucie, sa rencontre, commence à le faire douter. Rohmer aurait pu choisir de nous faire davantage douter à ses côtés. En somme, il a refusé le suspense. Il a refusé le suspense central, celui qui saute aux yeux, parce que selon lui, le vrai suspense se trouvait ailleurs. Dans ce dialogue entre Lucie et François. Le suspense d’une simple rencontre, puisque toute la beauté de cette séquence dans le parc repose, à mon sens, sur leur discussion, sur le comment ils apprennent à se connaître, sur le comment ils se prennent tous deux au jeu de détective. J’aurais adoré vivre une expérience pareille. Sans compter que je suis tombé amoureux de Anne-Laure Meury, l’actrice qui joue Lucie, auparavant aperçue dans Perceval le Galois, que l’on retrouvera quelques années plus tard, et dans un moindre rôle, dans L’ami de mon amie. Je lui trouve une grâce, un charme renversant, hypnotique, fantaisiste. Quant à l’opposé il y a le personnage joué par Marie Rivière, inaccessible prolongement de celui du Rayon vert, où la difficulté de l’expression se serait substituée à l’impossibilité du choix, à une suffisance jamais assumée. Pour cela Marie Rivière est probablement l’actrice Rohmérienne que je trouve la plus impressionnante. Elle déploie une palette émotionnelle hors du commun et elle a cette faculté à paraître impalpable. Comme les personnages qui gravitent autour d’elle, le spectateur éprouve un sentiment d’impuissance, comme perdu dans les retranchements impulsifs de cette femme.

Si c’est l’un de mes films préférés et disons-le tout net, mon Rohmer préféré, c’est parce que je lui suis infiniment reconnaissant d’avoir créé cette bulle au sein de son récit, une appendice d’apparence avant qu’elle ne devienne le noyau au cœur du noyau, afin que plus tard, imaginons-le ainsi, cette escapade ait fait naître une histoire, une amitié ou une love story qu’importe, pourvu qu’elle ait crée un monde, ouvert une brèche, une éventualité insoupçonnée, qui est né là mais aurait tout aussi bien pu voir le jour ailleurs. Et quand bien même ça ne deviendrait pas le plus important aux yeux de François – Au vu de cette fin, permettons-nous d’en douter – ça l’aura été pour nous, tant cette escapade Buttes-Chaumontoise restera, mine de rien, comme la plus belle séquence de tout le cinéma de Rohmer, autant dans l’étirement de la temporalité que dans son caractère bucolique, disons plutôt anodin en apparence, et ce jeu construit autour d’un dialogue entre deux jeunes inconnus, qui font connaissance en jouant aux petits Sherlock Holmes.

La femme de l’aviateur n’est pas aussi beau et aussi bien écrit qu’un film comme Ma nuit chez Maud, ce n’est pas non plus le plus fort émotionnellement, nettement moins que Le Rayon vert par exemple, ce n’est pas non plus celui où tout se repose sur le magnétisme du lieu (On est bien loin de ce que fait Rohmer d’Annecy dans Le genou de Claire) et ce n’est pas le plus drôle non plus, bien qu’il le soit déjà beaucoup en partie grâce à Anne-Laure Meury, mais je crois que je préfère l’humour accompli de L’arbre, le maire et la médiathèque. Et pourtant, c’est sans nul doute le plus beau film de Rohmer. Peut-être que toutes ces qualités, moindres individuellement mais sublimement imbriquées ensemble lui donnent un charme naturel qui lui offre une quasi perfection. C’est un film qui me touche infiniment tant il renferme tout ce qui me fascine au cinéma, se déroulant sur quelques heures, construits en trois blocs distincts liés par des glissements inattendus. C’est aussi celui que je pourrais voir tous les jours. Ou le revoir juste après l’avoir regardé.
JanosValuska
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le 20 mars 2014

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JanosValuska

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