Un village, des hommes, des femmes. La misère et le folklore, la guerre.
Même si une ou deux répliques ancrent le récit dans le Japon du début du XXème siècle avec la guerre contre la Russie, tout contribue à poser ici une fable hors du temps, à la dramaturgie universelle : celle des individus broyés par la collectivité.
Le portrait est d’abord celui d’Okane, à qui le titre refuse même un prénom, comme l’avait fait avant lui Madame Bovary : épouse dès l’âge de 17 ans à un riche vieillard, elle est doublement humiliée : d’avoir perdu sa jeunesse à ses côtés, et d’être considérée comme une prostituée lorsqu’elle en devient la veuve.
Face à elle, le modèle du village, Seisaku, japonais jusqu’à la moelle, soldat exemplaire qui se met en charge de régler la vie de sa communauté au son d’une cloche qu’il va sonner chaque matin.
Deux résistances avant la rencontre : Seisaku, qui irrigue de ses principes modélisant une foule un peu paresseuse, et Okane qui refuse de jouer le jeu du formatage, assumant la souillure qu’est la sienne.
L’amour qui va les unir, loin de faire l’unanimité, sera le révélateur d’une inversion des forces. À partir du moment où l’évidence de leurs sentiments peut mettre en péril certaines valeurs et émailler les sacro-saintes apparences, la masse se dresse.
L’agression est finalement constante : sur le terrain conjugal, de la femme vendue à la putain réprouvée, des commentaires désobligeants et de la vulgarité générale, aucun répit n’existe ; sur le plan social, le retour lancinant de la guerre, et les termes galvaudés de l’honneur, autre nom du sacrifice et la soumission à des impératifs incompréhensibles. En pâture à la foule, la femme et l’homme n’ont plus que des comptes à rendre.
Centre névralgique de cet étau social, Okane luit d’une lumière noire. Outre le fait qu’Ayako Wakao soit objectivement l’une des plus belles femmes du monde, la pâleur de son visage n’a d’égal que l’intensité de sa présence, et des sentiments qu’elle va affirmer avec une passion croissante. Plus on prend en considération son silence et l’affolement de son visage, plus la parole collective se fait rance, notamment dans sa façon de souiller ses retrouvailles avec son mari et le devoir conjugal qu’elles occasionnent.
La folie passionnelle conduit Okane à l’irréparable et au statut d’héroïne tragique : elle crève les yeux de son mari pour lui faire échapper, malgré, lui, à un retour au front et une nouvelle mission suicide. L’épreuve qui en découle permet une catharsis généralisée : la peine de prison pour Okane la renforce dans son dévouement amoureux, tandis que le ressentiment de son mari se dilue progressivement dans la haine nouvelle que lui jette au visage un village qui ne peut plus l’aduler, et qui finit par considérer comme de la lâcheté son handicap.
En l’aveuglant physiquement, Okane ouvre les yeux de l’homme qu’elle aime, et lui apprend ce que c’est que d’être un proscrit. Le final, aussi romantique que contestataire, voit donc un couple se retrouver pour mieux s’opposer à la meute, métaphore évidente de toute la société japonaise. En refusant l’exil, en assumant l’amour, les membres de la communauté deviennent la putain et le lâche, mais surtout des individus.
(8.5/10)