En 1965, Masumura, qui travaille depuis quelques films à confronter la mythologie grecque avec la société japonaise, débute un cycle sur la guerre et transforme la femme en lutte pour son individualité de Confessions d’une épouse en Antigone. Alors que les Européens, Anouilh et Brecht, réécrivent platement la tragédie en faisant de Créon un nazi, La Femme de Seisaku s'inspire plus finement de Sophocle et supprime la personnification de l’autorité. Sans cible à combattre car diluée dans la masse citoyenne, la force implacablement rebelle gagne en beauté autodestructrice et tragique lorsqu'elle ne peut que se blesser elle-même et l’objet de son amour dans son impuissance à atteindre autre chose.
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Okane est une femme à la sexualité anormale car vendue adolescente comme concubine à un vieillard. Une pratique archaïque liée à l’inceste par un même geste : la jeune fille pressée par son bien-mal-faiteur se couvre les yeux, puis les mains sur des yeux crevés façon Œdipe 70 minutes plus tard.
Indépendante, visible et affirmée, bloc lumineux au milieu du groupe de paysans primitifs et gris, ces derniers la considèrent dangereuse et l'ostracisent une fois veuve. Ainsi jugée, elle traite cette mise à l’écart par le dédain et se réfugie dans la pénombre de la maison familiale à laquelle elle intègre un amour passionnel qui primera sur la loi de la cité.
Pour la description d’une sortie de route de membres d’une communauté, Masumura réalise son film le plus rectiligne et le moins sophistiqué en apparence. Les lieux se réduisent à trois masures et un champ, et la temporalité ne prend pas de détours ; même si cette dernière découle d’un découpage d'une concision exemplaire. Un plan d’une seconde suffit à signifier un décès et une sensuelle balade printanière à l’aurore raccorde aux réprimandes du crépuscule.
Cette linéarité et rapidité d’action ne font que le rapprocher encore plus de l’enfance de l’art, de la tragédie Grecque comme des mélodrames du muet dont Wakao rappelle les stars intensément éclairées et maquillées.
Cynique, l'exclue utilise les reproches à sa sexualité comme arme pour s’affirmer et fuir la solitude en séduisant le petit soldat niais, fierté du village. Okane, sirène des bois, déploie tous ses charmes pour sortir Seisaku de sa voie tracée de citoyen modèle, en l’attendant sur le côté du chemin pour l’en dévier. Autant dire que ça ne va pas traîner. La voilà satisfaite, le dos plein de paille, affichant enfin après trente minutes d'un visage fermé un sourire discret mais incroyablement puissant.
Ce sera le seul.
Après l’adolescente sacrifiée à un vieillard, c’est au tour de l’homme de perdre le contrôle de son corps. Seisaku, emporté par les impératifs guerriers de la nation, part sous les félicitations du village — dont un handicapé mental qui mimique la gestuelle de l’armée.
La promesse de la tragédie est tenue, dans un geste de théâtre grec hors champ comme dans les pièces, à double effet : priver le village méprisant de sa fierté, tout en "ouvrant les yeux" de son mari sur sa condition d'objet avant qu’il ne devienne cadavre sans sépulture dans les eaux de Port-Arthur.
Plus que la radicalité de ce crime affectueux et attaque anarchiste contre l’ordre injuste d’un état qui envahit la sphère privée, c’est véritablement le visage d’Ayako Wakao qui intensifie le drame. Le bloc dur de femme fatale s’étiole, son dangereux blanc éclatant devenant pâleur d'âme en peine, de spectre accablé par la douleur. Sa seule expression fiévreuse et torturée imprime la pellicule et la rétine grâce à son blanc pur laissant toute liberté à son jeu déchirant d'une douleur débordant de sa retenue.
Wakao utilise fréquemment une gestuelle étouffée et, comme son visage, ses mains expriment la même lutte interne entre soumission et affirmation. Okane, les mains recroquevillées, n’ose pas ouvrir la porte qui la sépare de son mari par peur d’une réalité éloignée, trop différente et douloureuse de la sienne. Elle erre jusqu’à l’extérieur et attrape machinalement le clou rouillé qui fera office d’épingle d’or des pauvres. Ses deux mains en conflit : l’une passive s’efface dans l’ombre et subit la pointe, l’autre ferme et active à la lumière. La scène prend un air de révélation divine quand son regard s’illumine et monte vers le ciel.
Avec la guerre qui lui enlève son mari, Okane ne peut plus continuer à se couper du monde hostile dans une intimité autistique – comme le montre les nombreuses scènes où elle reste bloquée au seuil de sa maison, voire se réfugie à l’intérieur en se bouchant les oreilles. Elle doit passer la porte et accomplir son devoir personnel. "Saintement criminelle”, elle accepte les conséquences et part au tombeau soulagée.
Après son point culminant et désespéré, la nouvelle de Genjirō Yoshida conclue sur le suicide différé et solitaire des époux. Alors que dans cette adaptation, Shindō et Masumura reprennent la métaphore sexuelle de Créon “Il est bien d’autres champs ailleurs à labourer !” : Okane reste sur son champ qu’elle travaille à la houe sous le soleil, son mari assis sur le côté “l'observant.” Qu'importe le regard des autres, ce sont des aveugles semble vouloir dire cette nouvelle fin sous l’influence de l’apaisé Œdipe à Colonne.