Possession débute dans une austérité trompeuse. Les protagonistes sont tristement introduits. Isabelle Adjani en robe grise et châle noir et Sam Neill agent secret impassible, un couple sans intimité vivant dans un appartement bleu pâle et glacial comme une chambre froide, lui même situé dans Berlin vide et gris. La violence éclate une fois la rupture évidente.
Qualifier de performance le travail d'acteur n'a rien d'éculé dans les films d'Andrzej Żuławski. Particulièrement pour Adjani, furie dans une robe d'un bleu éclatant déboulant à travers l'appartement pour tout dévaster, elle maintient de longues scènes d'émotions épuisantes (à voir et encore plus à jouer j'imagine) quand Neill relâche parfois son intensité une seconde pour un regard perdu et hésitant à continuer de rouler autant les yeux. L'actrice en devient fascinante. Incandescente même au pire des moments, pataugeant dans une flaque de vomi et de sang, le visage déformé par un cri de Munch, elle resplendit .
La caméra s'implique tout autant, virevolte, s'accroche aux personnages dans leurs affrontements mouvementés, les entoure frénétiquement s'ils s'immobilisent et à l'apogée de la scène remplace un regard subjectif par un raccord. Nous spectateurs sommes jetés dans l'arène, passant de témoin à acteur affrontés par un gros plan terrifiant. C'est parfois Neill qui nous fixe les yeux exorbités, c'est souvent Adjani, plus percutante, écartelée par ses contradictions ou au contraire décidée et essuyant sa morve pour afficher un sourire de défi sous ses larmes. Żuławski attribue à l'actrice la description du film de "pornographie émotionnelle". Une prestation de ce genre se réserve généralement à une scène pas à tout un film (je compte 3 ou 4 scènes de ménages, le métro et le monologue de l'école de danse). Les mots sonnent justes aux oreilles du spectateur, expliquant ainsi le caractère obsessionnel du film et surtout de son actrice.
La dualité de Possession, ses contradictions et ses symboles obscurs sont aussi responsables de la fascination qu'il crée, un peu à la manière du cinéma de Lynch pour certains je suppose. Dualité car Żuławski interroge la question du bien et du mal à travers des motifs de paires, mari et femme, doubles identités, Berlin Est et Ouest mais aussi avec des rimes plus mineures, prénoms Anna et Bob en palindrome, répétitions de gestes, de détails, de sons animaliers à rapporter aux dialogues... Le réalisateur insiste ainsi à chaque plan quand il ne dirige pas des discussions directes sur la spiritualité, avec des portraits de Marx et Lénine en arrière plan. Religion et communisme, quels sujets plus proches d'un Polonais de la deuxième moitié du 20ème siècle ?
Anna nous hypnotise grâce au talent de son interprète et par le mystère qui l'entoure. En révolte, elle perd tout intérêt pour son ancien monde. "Tu dois restaurer l'ordre" lui ordonne Marc qui s'aperçoit de son éloignement.
Elle abandonne amant, mari, enfant, foyer et se détache de la conception de possession matérielle. Vaisselle, bouteille et autres lui échappent des mains sans qu'elle n'y accorde de l'importance. Anna ne comprend plus l'utilité des objets comme ses vêtement "triés" en boule dans le réfrigérateur. Un SDF ressemblant à son époux vole sa nourriture sans la faire réagir, et le pire est à venir pour ses courses. Deux tentatives de suicide finissent de nous convaincre que plus grand chose ne lui importe, "Ça ne fait pas mal" dit-elle habillée en gouvernante sévère face aux scarifications de son mari.
Par petites touches nous comprenons sa frustration. Anna est délaissée par un mari distant, absent un long voyage ou présent mais désintéressé à leur intimité de couple. Marc touche le corps d'Anna comme il touche celui de leur fils et au lit soupire son indifférence. "Je n'ai pas de baguette magique à agiter" explique-t-il impuissant à propos de la reconquête de sa femme. Filmée à son travail Anna explicite sa frustration sexuelle et y ajoute le vide qu'elle ressent de son ambition ratée.
Solitaire dans sa recherche d'accomplissement, elle donne vie à quelque chose qui n'appartient qu'à elle, une créature façonnée par ses mains. Anna, Prométhée moderne croit sa création divine. Influencée par les flatteries de son amant¹ et habillée en robe bleue comme la vierge, "Dieu est en moi" devient sa réplique récurrente et mégalomaniaque. C'est pourtant sous le regard de Marx et Lénine qu'Anna théorise sa foi et sa créature ne naît pas dans une église mais une fois sortie, dans les sous-terrains glauques du métro. Ses appels à "Jesus" répétés ne nous trompent pas. Ce monstre poisseux découle de la haine, élevé dans l'obscurité humide d'un immeuble délabré pour se substituer à un mari décevant, il rappelle évidemment les extra-terrestres communistes de L'Invasion des profanateurs de sépultures grandissant cachés dans des caves humides avant de remplacer les individus par des doubles aseptisés².
Pendant que sa femme se raccroche à une foi monstrueuse dans sa tentative désespérée d'émancipation, Marc abandonne lui aussi son humanité pour récupérer sa possession. Un double à Anna, la réservée Hellène, femme au foyer parfaite, douce avec Bob, ménagère derrière l'authentique tornade Adjani, compréhensive face à son impuissance... ne satisfait pas le possessif Marc qui ne peut laisser partir SA femme. Sa posture de garçonnet (assis derrière le bureau de son fils) tour à tour suppliant puis colérique, insensible aux désirs de l'autre se révèle stérile. Il quitte son rocking-chair, qu'il occupe probablement depuis l'enfance à attendre Dieu sous le porche comme Godot, et accepte la foi destructrice d'Anna pour se rapprocher d'elle. Meurtrier faisant tout exploser sur son passage, il devient lion comme saint Marc pour qu'Anna l'utilise comme martyr à l'accomplissement de son œuvre.
Possession a le cœur noir de son auteur. Żulawski convoque différentes facettes contradictoires de l'humanité, individu, famille, sexualité, religion, politique... pour les montrer s'entrechoquer et tomber mortes au sol dans leur tentative d'élévation. Ce chaos horrible sublime pourtant ses individus fascinants entre cri et rire, larmes et sourire.
¹ Heinrich prophète égoïste qui partage avec Himmler prénom et passions mystiques. Ironie suprême du point Godwin qu'il lance à Sam Neill.
² Je n'arrive pas à le retrouver sur internet, mais un article souvent cité de Jean-Baptiste Thoret sur Possession "Le Communisme est un monstre visqueux" lie probablement les deux films.