Khadar Ayderus Ahmed est un conteur né. Pour son premier long-métrage en tant que scénariste et réalisateur, après deux courts (« Nous ne fêtons pas Noël » en 2014 puis « Le Voleur de Nuit » en 2017), il sait s’entourer d’une équipe hors-pair, tant sur le plan technique qu’en ce qui concerne ses comédiens, non professionnels mais dotés d’un charisme fou.
Né à Mogadiscio le 10 janvier 1981, il quitte la Somalie lorsque éclate la guerre civile et migre en Finlande. En 2015, il développe son scénario lors d’une résidence à la Cinéfondation de Cannes, et nous entraîne dans une fable qui, bien que frôlant à plusieurs reprises le tragique, parvient à ne pas se départir d’une invincible force d’espoir et de vie, et cela non à travers le conflit et la lutte, mais avec une indéfectible douceur.
Surgissent ainsi les figures de Guled et Nasra, couple aussi pauvre en biens matériels qu’il est riche d’un inépuisable amour. Guled, fossoyeur de son état, progresse en funambule sur un fil tendu entre vie et mort : la vie, celle, infiniment menacée, de sa femme, aux soins de laquelle le couple consacre tout son argent, mais que seule une grosse opération, presque inaccessible financièrement, pourrait soustraire à la grande faux. Et la mort, celle, au contraire, que Guled, comme ses compagnons de métier, recherche et pourchasse, puisque ce sont les morts de l’hôpital qui, promptement enterrés, assurent la précaire survie du petit escadron, très solidaire, de fossoyeurs.
Nasra, étique en diable, est jouée par la belle Yasmin Warsame, mannequin professionnelle, ce qui a permis son repérage par le réalisateur. Bien que rongé par un mal qui menace son existence, le personnage de Nasra déborde de sensualité espiègle et enjouée. Nasra est tout sauf l’incarnation de la passivité. Au contraire, que ce soit dans son couple ou dans son existence, elle représente l’élément porteur d’une initiative parfois même dominante (« Oui, chef ! », lui répond, par jeu, Guled…), et volontiers transgressive, comme dans la séquence du mariage.
Guled est incarné par Omar Abdi, exilé, tout comme le réalisateur, en Finlande, et déjà apparu en 2008 dans un court-métrage dont Khadar Ayderus Ahmed avait écrit le scénario. Belle tête calme et rêveuse à la Pierre Richard, il arpente de sa foulée ample les artères qui cernent Djibouti et porte sa bêche comme un joug, jetée en travers de ses épaules, avec une élégance nonchalante. De fait, le joug de la conjugalité le lancera dans un long périple désespéré qui le ramènera dans son village d’origine, pour tenter d’y revendiquer la part d’héritage qui lui permettrait de financer l’opération de sa femme. Épisode d’odyssée désertique qui verra la féminisation de ce héros masculin, brièvement chaussé d’une sandale à talon, blessé, puis frôlant la mort, pendant que son aimée entreprendra comme miraculeusement sa remontée vers la vie.
La caméra très précise de Arttu Peltomaa excelle à recueillir aussi bien l’ampleur grandiose des paysages africains que l’intimité d’une baraque traversée de lumière poudrée, pendant que la belle musique composée par Andre Matthias transporte les spectateurs sur ce sol où l’adversité soude les hommes plus naturellement que lorsque les conditions offertes sont plus luxueuses.
Un très beau conte, « d’amour et de mort », pour reprendre l’annonce de « Tristan et Iseult », mais où la vie finit par triompher…