Sorti dans le sillage de la déferlante La-La land de Damien Chazelle, La Femme qui est partie, le dernier film du philippin Lav Diaz en est l’antithèse exacte.


Présenté au TIFF (Festival international de Toronto) après avoir été couronné du titre suprême à Venise, La Femme qui est partie est une œuvre qui n’a pas peur d’étirer le temps, de laisser au spectateur le loisir de s’approprier les personnages, de les apprivoiser presque. Sur les presque quatre heures que dure le film, Lav Diaz déroule très peu de dialogues finalement, contrairement à La-La Land où tout est verbalisé, et fortement surligné encore avec ça.


Le climax de La Femme qui est partie est emblématique de l’écart entre ces deux films : une chorégraphie improvisée entre les deux héroïnes du métrage, un tribute à la comédie musicale autrement plus poignant que dans le film de Chazelle, puisqu’il s’agit de Somewhere du West Side Story de Robert Wise et de Jerome Robbins, et de Sunrise Sunset du Violon sur le toit de Norman Jewison, où la référence au genre n’est pas là que pour faire joli, ou pour rendre hommage, mais véritablement pour montrer dans un contexte spécifique le côté cathartique de la musique et de la danse, tout en montrant l’immense tendresse en train de naître entre les deux personnages. Eblouissant.


Censé se dérouler dans les années 90, malgré son intemporalité, et au plus fort des enlèvements de milliardaires en Asie et aux Philippines en particulier, le film met en scène Horacia Somorostro (Charo Santos-Concio), une femme qui a passé trente ans de sa vie derrière les barreaux. Instruite et plutôt bourgeoise, Horacia passe son temps à écrire, de beaux textes un peu à la mode de Paterson du récent film éponyme de Jim Jarmusch, à lire pour ses co-détenues et à les éduquer, à apporter un embryon de vie culturelle dans son entourage, une détenue modèle, une gentillesse intrinsèque.


Très vite, on apprend qu’elle est enfermée pour un crime qu’elle n’a pas commis, et c’est grâce aux aveux de l’impétrante, une co-détenue et sa meilleure amie, qu’elle est libérée, aveux d’un coup monté destiné à lui nuire. Horacia aura deux buts à sa sortie : se venger de l’homme qui a commandité ce coup monté, et retrouver ses enfants.


Avec Brillante Mendoza, Lav Diaz est l’autre homme fort du cinéma philippin, mais contrairement au premier, qui ne dédaigne pas les images secouées d’une caméra fébrile à l’épaule, le dernier soigne terriblement ses images, ici un noir et blanc sublime, sombre et inquiétant, qui confère une aura expressionniste au film. Dans sa quête de Rodrigo (Michael de Mesa), l’homme à abattre, Horacia se transforme en espion qui scrute dans la nuit la maison de ce dernier. De fait, la majeure partie du film se passe dans les ténèbres de la nuit, et Horacia va vivre parmi les laissés-pour compte, une sorte de Cour des Miracles qui reçoit cette exacte même gentillesse qu’elle avait en prison : Mameng, une SDF déséquilibrée (Jean Judith Javier), Bossu (Nonie Buencamino), un vendeur ambulant de balut (des œufs couvés cuits à la vapeur, pas exactement au goût des occidentaux que nous sommes, mais symbole s’il en est du pays du cinéaste), des éboueurs de nuit, Rodrigo lui-même qui tente de s’échapper de la tour d’ivoire dans laquelle sa richesse, mal acquise de surcroît, le confine par peur des enlèvements, et last but not least, Hollanda, une transgenre magnifique interprétée magistralement par John Lloyd Cruz, la star des écrans philippins qui n’a pas eu peur d’embrasser ce rôle atypique de sa carrière. Tous ces personnages sont confrontés à leur existence passée, une facette différente d’eux-mêmes, et la force du film de Lav Diaz est cette dichotomie qui nourrit les questions existentielles et métaphysiques qu’ils se posent entre eux, et à eux-mêmes. Les notions de culpabilité, de rédemption, de rapport à un Dieu omniprésent sont celles qui sont au centre de leurs turpitudes, avec une esquisse de la société post-marcos en filigrane…


Le film connaît très peu de mouvement de caméra, et pour ainsi dire pas d’action, mise à part des scènes de pleurs et sanglots très émouvants vers le début du film, et une bastonnade d’une violence saisissante plutôt vers la fin. La musique est absente, hormis une musique intra-diégétique qui accompagne la séquence la plus joyeuse du métrage, un feu de camp à la plage entre les transsexuelles de la ville. Tout n’est que calme et silence, et le film fait penser par moments au récent Ornithologue du portugais João Pedro Rodrigues : chant des oiseaux, croassement des grenouilles, aboiement des chiens errants, chaque son trouve sa place dans l’univers de Lav Diaz…


Et pourtant, La femme qui est partie nous intrigue et nous interpelle constamment, aucune des 226 minutes n’est superflue, et la brillante mise en scène du cinéaste, exigeante et sans compromis, est payante, car elle embarque le spectateur avec lui, corps et âme, spectateur qui se love à son tour dans la dureté de la nuit, dans l’espoir de voir poindre pour tous une lumière au bout du tunnel.


La femme qui est partie hérite d’un casting particulièrement acéré jusque dans les plus petits rôles, donnant presque un aspect documentaire au métrage. Des détenues aux gardes du corps de Rodrigo, du prêtre dubitatif aux petits commerçants de Manille, tous ont une authenticité et un sérieux dans leur rôle. Quant aux acteurs principaux, des stars dans leur pays, ils réussissent la gageure de s’effacer entièrement derrière un rôle minimaliste et pourtant très intense, et en même temps très loin de leur univers. Des personnages qui à coup sûr les hanteront aussi longtemps qu’ils nous hanteront.


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Bea_Dls
9
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le 6 févr. 2017

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