Le documentaire de Gilles Perret est fait de l'entrelacement de trois métrages tournés respectivement en 1972, 1997 et 2022. Le plus ancien est en noir et blanc (c'est un reportage de télévision), les deux autres sont en couleurs et réalisés par Gilles Perret lui-même, à vingt-cinq ans de distance l'un de l'autre ; et la marche du "progrès" aidant, les deux premiers ont été tournés en argentique, le troisième en numérique.
Les trois sont centrés sur la ferme des Bertrand, sise dans un petit village haut-savoyard, à trente kilomètres de Genève ; une ferme consacrée à l'élevage de vaches laitières et à la production d'un lait de haute qualité qui, vendu, sera transformé en un fromage AOP réputé : le Reblochon.
La Ferme des Bertrand, c'est d'abord l'histoire de trois frères : Joseph, André et Jean qui, de leurs mains, rebâtissent une ferme et y élèvent des vaches sur un domaine plus ou moins pentu de soixante hectares, dont trente loués. En 1972, ils ont autour de trente-cinq ans et font tout le travail fermier à la main ou avec un outillage relativement rudimentaire. Ils pètent la forme, ils sont vigoureux, musclés, pas laids. Ils ont fait le choix (plus ou moins forcé ?) du célibat, convaincus qu'aucune femme n'accepterait leurs dures conditions de vie. En 1997, vingt-cinq ans plus tard, les trois associés travaillent toujours autant et sont plus que jamais liés. Ils sont maintenant à la tête d'une centaine de vaches, leur ferme est florissante, leur domaine agrandi. Toujours célibataires, ayant maintenant soixante ans ou plus, ils s'apprêtent à passer la main à leur neveu Patrick, à sa femme Hélène et à leurs trois enfants (un gars de 9 ans, Marc, et deux petites filles). Toujours les vaches, les près, le foin à couper et ramasser pour l'hiver, toujours le lait à traire et à vendre, les veaux à faire naître et "biberonner", les pommes de terre à planter puis à récolter... Économiquement, les trois tontons ont réussi leur vie, mais la jeunesse est passée, ils n'ont rien connu d'autre quasiment qu'une vie de travail, dans ce petit village de Haute-Savoie. Le benjamin des trois avoue d'ailleurs qu'il ne l'a quitté qu'une fois, pour l'Armée et la Guerre d'Algérie.
En 2022, dans la ferme des Bertrand, toujours aussi florissante, sinon plus, pas mal de choses ont changé. Deux des trois tontons s'en sont allés : Joseph et Jean. Il ne reste plus qu'André, courbé sous le poids des ans, lui qui était la vigueur même. Il est maintenant tout juste capable de ramasser les oeufs. Joseph est "parti" avant que le nouveau corps de ferme ne soit complètement achevé ; Jean est mort d'un coup, en construisant le poulailler. Patrick, leur neveu, est "parti" lui aussi, à cinquante ans. Est restée sa femme, qui s'est chargée de l'élevage des veaux quand André n'a plus pu le faire. Le domaine et la centaine de vaches, ce sont Marc, le fils de Patrick, et Alex, son beau-frère je crois, qui maintenant s'en occupent. Ils ont complètement modernisé la gestion de la ferme, robotisé la traite des vaches, mécanisé le ramassage du foin et sa distribution aux bêtes quand elles restent à l'étable, l'hiver. Marc et Alex ayant chacun deux fils (de huit, dix ans), la relève semble assurée... à moins qu'une fois grands, leurs enfants en décident autrement.
Les paysages de Haute-Savoie sont magnifiques et reflètent le cycle immuable des saisons, verdoyants et fleuris au printemps, broutés, fauchés et "ratissés" en été, parfois boueux en automne, le plus souvent couverts de neige durant un long hiver. Les vaches sont paisibles, bonnes laitières et le troupeau semble identique à lui-même, en pleine santé, d'un quart de siècle à l'autre. Seuls les humains accusent les ans. Mignons, béats et souriants à dix ans ; vigoureux, compétents et pleins d'assurance à trente ; résignés et presque amers à soixante ; rompus et las de vivre à quatre-vingt-cinq.
Ainsi va la vie en Haute-Savoie, dans La Ferme des Bertrand, lesquels produisent, depuis trois générations, une qualité de lait unique et recherchée.
Dure vie que celle qu'ont menée les trois tontons Bertrand ? Il ne faut pas oublier quand même, outre la satisfaction d'un travail qui a porté ses fruits, le bon air des montagnes, le cidre alpin et, avec modération, la gnôle de poire ou de prune.
Magnifique film documentaire de Gilles Perret qui, si j'ai bien compris, a ses origines dans le village des Bertrand et est donc presque de la famille.
Vive la Savoie et son Reblochon. Longue vie aux Bertrand et à leur ferme.