Leto, sensation du Festival de Cannes 2018, avait certes un peu préparé le terrain pour appréhender le cinéma de Kirill Serebrennikov : lyrique, rageur, musical, ample et habité. Pourtant, ce nouvel opus va clairement malmener son spectateur, qui va devoir plonger sans garde-fous dans l’odyssée fébrile d’un protagoniste perdu.
Les repères s’étiolent : de l’espace, d’abord, dans un dédale poreux où les ellipses font basculer un corps d’un lieu à un autre, où l’on déchire la toile peinte d’un soleil couchant et l’on avance dans une succession de corridors qui semblent s’organiser en spirales démentes. Petrov se cogne aux lampes, bouscule à contre sens des figurants, croise une chorale dans un ascenseur, suit sans comprendre des compagnons de beuverie. Sa fièvre influe sur l’état des lieux comme le cours du temps : si le plan-séquence, volontiers utilisé, donne l’illusion d’un déroulement en temps réel et amplifie le sentiment d’asphyxie lié à cette immersion sans retour, la chronologie est elle-même infectée. Alors qu’on le voit fumer devant une boutique, on devine en arrière-plan, derrière la vitrine, une violente bagarre tranchée par des cuts du montage ; cette concomitance incongrue de deux temporalités donne un programme pour la suite du récit, ou plutôt de l’assemblage de tableaux et de séquences où les époques se mêlent et se répondent.
La métaphore d’un pays bouleversé et malade relève de l’évidence : dès l’ouverture dans ce bus où les classes d’âge cohabitent et éructent une haine solidement ancrée (racisme, antisémitisme, voire pédophilie), on pense au cinéma de Sergeï Loznitsa, et notamment à l’usage similaire qu’il faisait du plan-séquence dans Une femme douce. Mais Serebrennikov n’attendra pas un épilogue absurde pour franchir les limites du naturalisme : la musique, l’irruption soudaine d’une exécution sommaire par fusillade donne à voir les délires d’un malade et le cauchemar d’une nation, dont l’histoire chaotique navigue entre l’absurde du communisme et l’indétermination d’après son effondrement.
Mais Serebrennikov ne se limite pas cette mise en image de l’Histoire, disséminée entre deux générations sur deux fêtes de Noël : l’une à la gloire du Parti, la suivante au cours de laquelle son fils arbore un costume de Sonic, signe d’une mondialisation qui change la donne. Le réalisateur s’immerge dans la conscience torturée d’un individu, dont les douleurs et les effrois se retranscrivent à l’image. Une relation charnelle passionnée dans les rayonnages d’une bibliothèque précède le tabassage, par une femme, d’un importun dans un débat littéraire. Des fantasmes noirs convoquent des enlèvements d’enfants par des soucoupes volantes, voire leur égorgement devant le miroir de la salle de bain. Partout, les individus flanchent, se dénudent, se suicident, avortent, et s’écorchent au contact abrasif de ce qui se présente comme le réel.
Le voyage est évidemment éprouvant, surtout pour les non russophones obligés de suivre à toute vitesse le torrent de paroles sous-titrées, au fil de certaines intrigues secondaires (toute l’histoire en noir et blanc de la fée de Noël) ou de beuveries dans lesquelles on aurait pu aisément couper. Le réalisateur, sûr de son fait et assez satisfait de son évidente maitrise formelle, n’est pas disposé à faciliter l’expérience. Une importante décantation sera donc nécessaire pour déceler certaines clés de lecture, au premier rang desquelles on trouvera le rapport à la création d’un dessinateur de BD qui compartimente en cases son imaginaire débordant. La scène où il observe l’appartement de l’extérieur, réduit à la taille d’une maquette, est ainsi riche de sens : perdu dans les limbes de son inspiration, qui mêle souvenirs, pop culture, destinée nationale et chaos généralisé, le protagoniste s’enlise sans jamais perdre de vue certaines obsessions. À l’origine de son art, une poussée de fièvre infantile et une question fondatrice : « êtes-vous réelle ? » à une femme déguisée en fée, et qui pourrait bien se retrouver, des décennies plus tard, sous les traits édentés d’une contrôleuse invectivant les mauvais payeurs, dans un bus ressemblant à une arche des marginaux. La symphonie maladive qui en découle ne délivrera pas tous ses secrets : mais dans sa performance se dessine la capacité de l’art à sublimer les symptômes d’un homme et de sa nation en force douloureusement créatrice.
(7.5/10)