Après les grands spectacles que furent le Pont de la rivière Kwaï, Lawrence d'Arabie et le Docteur Jivago, David Lean et son scénariste Robert Bolt ont opté pour un film différent ; certes, c'est une grosse production, on y retrouve le même directeur photo, Freddie Young et la musique de Jarre, mais c'est une histoire simple et intime, d'intérêt émotionnel et personnel, laissant présager quand même quelques séquences spectaculaires. La séquence de la tempête en est un vibrant exemple.
Il est vrai que le décor de l'intrigue tragique qui va se jouer sur l'écran, influe beaucoup sur l'esprit, c'est un récit fiévreux qui raconte une fulgurante passion coupable, et dont l'héroïne est une sorte d'Emma Bovary irlandaise. Cette Irlande poétique, la verte Erin filmée par Lean est envoûtante, d'un point de vue photographique, c'est un pur régal visuel, rien que ces grands espaces sauvages, cette mer furieuse, cette plage à perte de vue, cette campagne rustique, ces ciels immenses, et ce petit village de Kirrary où le temps semble s'être arrêté, tout ceci compose un farouche pays où on ne soupçonnerait pas qu'une histoire d'amour passionnelle va s'y dérouler.
Lean excelle à mettre en scène les règlements de comptes villageois, la violence des foules, la folie soudaine d'une population ; non seulement la beauté du paysage crève merveilleusement l'écran, mais la puissance du non-dit est très forte, car Rosy Ryan aime un soldat anglais sans savoir pourquoi, ils n'ont rien à se dire, juste à s'aimer, c'est le mystère des sentiments, l'opacité des grands amours, l'insondable puissance de l'âme humaine, on en oublie la lenteur relative, la longueur du film, le pittoresque épais de certaines séquences, et on se laisse emporter par ce tourbillon mélancolique du romanesque qui s'accorde avec les falaises où viennent se fracasser les vagues.
Je regrette quand même que le contexte historique dans cette Irlande de 1916 ne soit qu'anecdotique, alors que dans le Docteur Jivago, Lean s'en servait à merveille et ça donnait une force supplémentaire. L'interprétation est remarquable : on peut s'étonner du choix de Robert Mitchum, mais il se révèle bon en mari maladroitement amoureux, Sarah Miles est une Rosy frémissante, Trevor Howard en curé énergique, John Mills en idiot de village, Leo McKern en patron de café nationaliste (Ryan c'est lui), Barry Foster en activiste de l'IRA... tous sont excellents dans leurs rôles, seul Christopher Jones semble falot dans son rôle de soldat bellâtre amoureux de Rosy, d'ailleurs cet acteur fera peu parler de lui par la suite. Le film fut éreinté par la critique, Lean en souffrit beaucoup, et les Oscars furent avares envers lui (2 Oscars seulement, celui de la meilleure photo, et celui du meilleur second rôle pour Mills), et même encore aujourd'hui, je me demande si ce film n'est pas encore injustement incompris, c'est pourtant un chef-d'oeuvre maudit, un joli poème suranné qui mérite d'être vu.