On présente souvent les Dardenne comme des cinéastes sociaux. Pour exacte qu’elle soit, l’assertion est aussi incomplète. Car, au-delà d’un ancrage indubitable dans le réel, celui en l’occurrence d’une région belge à laquelle les réalisateurs sont attachés et choisissent comme lieu centripète de leurs longs-métrages, il y aussi chez eux la priorité donnée au récit qui se vit comme un suspense, un thriller ou en tout cas un cheminement inexorable vers la rédemption, la réconciliation ou l’acceptation, laquelle priorité vient s’arc-bouter, sinon se renforcer, à la démarche extrêmement morale des auteurs de La Promesse. En ce sens, le nouvel opus constitue bel et bien la quintessence, voire l’accomplissement ou l’acmé, de l’œuvre. Jenny, jeune médecin qui exerce un remplacement (Adèle Haenel magistrale et évidente – ce qui entérine une fois pour toutes la capacité des Dardenne à diriger et à transcender leurs acteurs, Olivier Gourmet [Le Fils] ou Jérémie Rénier [L’Enfant] n’ayant jamais été aussi bons que devant leur caméra – va se trouver par l’enchainement inéluctable d’événements qui interroge aussi le hasard et le destin, à la manière hier d’un Kieslowski, autre grand cinéaste chrétien et moral, face à un cas de conscience morale aux multiples conséquences. Qu’elle exerce le métier de médecin auprès d’une population précaire bénéficiant des tarifs mutualistes, ce qui n’est pas synonyme d’enrichissement rapide pour le patricien, n’est bien sûr pas anodin. Mais davantage que l’environnement décrit – que tous ceux qui connaissent l’univers des cinéastes décrypteront sans difficultés – c’est aussi sur ce métier (ce sacerdoce ?) incomparable qu’il faut un instant s’arrêter. Jenny, professant à son énigmatique et opaque stagiaire Julien le détachement et le recul nécessaires à établir le bon diagnostic ne va plus cesser d’être confrontée à un déferlement d’émotions liées à une réelle culpabilité, tant démultipliée que motrice puisque ses rejaillissements seront nombreux mais qu’elle en fera aussi une enquêtrice acharnée, dans un objectif qui n’est pas tant la recherche de la vérité que celui de donner une identité, donc une mémoire et aussi une sépulture, à la fille inconnue.
On n’a pas vu autant d’énergie, d’âpreté et de radicalité chez les réalisateurs de Rosetta depuis longtemps. Toujours est-il que le crû 2016 est largement supérieur aux deux précédents (le plus consensuel Le Gamin au vélo, dans une émouvante exaltation de la générosité et le discutable Deux jours, une nuit) parce qu’il transcende bien au-delà de l’émotion facile et au contraire dans une mise en scène à l’esprit proche d’un Robert Bresson les valeurs hautement morales de la compassion et de l’attention à l’autre, raisons d’être qu’on peut effectivement attribuer à toute personne en charge de soigner les autres, attribution largement étendue à l’ensemble des humains. C’est dire si La Fille inconnue touche à l’universel en agrégeant tous les éléments du film noir et social pour mieux les dynamiter dans un projet épuré et radical qui ravage et renvoie le spectateur à ses propres questionnements.