Quel film étonnant venant de Kiju Yoshida ! Il ne ressemble pratiquement à aucun autre de ceux que j’ai vu de lui. La Fin d’une douce nuit est un film qui surprend par son apparente simplicité, signe probable des logiques de studio auxquelles le cinéaste était encore soumis à cette époque.
Simplicité de la mise en scène d’abord. C’est un film extrêmement bien monté, ce qui lui donne un rythme particulièrement agréable, sans baisse de régime. C’est également un sans-faute du côté du cadrage, qui rappelle beaucoup les films hollywoodiens de l’après-guerre : on alterne énormément les styles de plan, ainsi que les façons de les filmer (plans fixes, travelings, caméra à l’épaule dans de rares cas etc.), pour un résultat visuel protéiforme très entraînant. Le travail sur la lumière, convaincant, vient un peu rehausser ce tableau très académique.
Simplicité de l’histoire ensuite. On est face à un scénario qui n’est pas sans rappeler Bel-Ami avec ce jeune homme sans le sou mais obnubilé par l’argent. Tezuka (Masahiko Tsugawa) va donc se servir de ses relations féminines afin d’assouvir son besoin irrépressible de s’enrichir. Le récit prend une tournure rapidement prévisible, mais finalement ce n’est pas ce qui importe le plus.
Non, ce qui est intéressant c’est la façon dont Yoshida tisse les relations entre Tezuka et les trois femmes dont il va devenir, peu à peu, l’esclave consentant. Le réalisateur brosse avec beaucoup de sensibilité des portraits féminins foncièrement ancrés dans leur époque. Chacune possède cependant une part de « tragique » qui permet aux personnages de s’extraire d’une lecture trop « historicisée » de leur individualité (ce qui manquera, par exemple, dans Flamme et femme).
En fait dans ce film on peut se rendre compte que le cinéaste japonais est fort à l’aise avec les conventions imposées par la Shochiku, et que, sans trop en dévier, il parvient à rendre une histoire apparemment banale fort intéressante d’un point de vue psychologique, voire sociologique. Ce renversement de la position de l’homme pour commencer : Tezuka est vendeur dans un grand magasin, profession plutôt exercée d’habitude dans les films par une femme. Tezuka est en permanence posé en situation d’infériorité sociale, un statut que lui rappellent d’ailleurs verbalement ses conquêtes ; il ne conçoit toutefois pas cet état comme permanent et croit en ses capacités (jamais réellement définies) pour s’extraire de sa condition. Il peut en cela faire penser aux héros du roman romantique du XIXe siècle : jeune, assez beau, bonimenteur et surtout intimement convaincu en son « pouvoir » sur le sexe opposé, capable d’après lui de renverser un cadre social perçu comme oppressant et inique (signe pré-figurateur de la Nouvelle Vague japonaise et de ses revendications ?).
Les femmes de leur côté sont chacune présentées en actrices secondaires mais néanmoins polarisantes de l’existence du héros. Harumi (Teruyo Yamagami), jeune beauté indépendante à la rudesse campagnarde qui va se transformer en une maîtresse entretenue par un riche homme d’affaires. Sawako (Michiko Saga), patronne du bar d’âge mur mais au demeurant farouchement indépendante (elle annonce en cela la protagoniste de La Source thermale d’Akitsu), sorte de beauté surannée à la personnalité trouble, dont les prises de paroles ne sont pas sans rappeler une certaine théâtralité inquiétante, diabolique (l’omniprésence du rire dans la bouche de Tezuka venant renforcer cette lecture, à mesure que le film avance et que sa position se détériore). Hisako (Hiroko Sugita) enfin, dernier sommet de ce triangle (en fait quadrilatère) amoureux, est remarquable par sa dignité tout du long, sa pudeur qui révèle la pureté de sa moralité en dépit de son extraction sociale très élevée (synonyme chez Tezuka de lucre). Yoshida dépeint à travers ces trois femmes des qualités bien réelles dont notre héros s’épuise en fait à démontrer l’inexistence en vue de justifier ses actions.
Ce n’est qu’à la toute fin (une fin en deux temps par ailleurs, plutôt bien sentie), dans la fuite inexorable de ces trois figures que Tezuka se rendra compte, trop tard, de son erreur de jugement : vrai péché d’hubris dans la plus pure tradition de la tragédie classique…