Parfois, un peu bêtement (ou en tout cas par jeu), on se prend à imaginer ce que le film que nous sommes en train de regarder donnerait, interprété par d'autres acteurs, ou mis en scène par un autre réalisateur. Dans ce magnifique film de Julien Duvivier (pléonasme), c'est soudain le contraire qui devient évident.
L'histoire déroule lumineusement ses mille-et-uns plaisirs, les comédiens donnent la pleine mesure de leur habituel génie, les décors, la photo ne cessent de nous émerveiller, et on est alors sûrs que le métrage nous offre tout le potentiel de ce qu'il pouvait nous proposer. Ça pouvait pas être mieux, et en tout cas pas être autrement.
Cette impression vient notamment du fait que l'on a l'impression qu'en tout cas, les trois rôles principaux ont été écrits pour les bêtes de scène que sont Jouvet, Simon et Francen.
Entendre Charles Spaak, co-scénariste de cette histoire de maison de retraite pour comédiens abandonnés par leur public, leurs employeurs et la fleur de l'âge, nous prouve alors à quel point nous avions torts. La distribution originale prévoyait Raimu à la place de Francen. A la suite d'une sévère engueulade entre les deux hommes de caractère que sont Duviver et Raimu, ce dernier fut remplacé (au grand soulagement de Michel Simon, qui détestait manifestement le provençal), et les rôles furent intervertis ! Simon se retrouvant avec le rôle d'abord imparti à Jouvet, ce dernier récupérant celui de Raimu, et Francen reprenant le rôle restant.
Quand on observe le résultat, on est un peu pris de vertige devant la hauteur du talent des bonshommes.
Reste la trame générale de l'histoire, qui pourrait, peut-être, constituer la seul reproche qui pourrait être adressé au film, mixant peut-être un peu trop artificiellement le destin d'un comédien exigent, talentueux mais ignoré par le succès, un cabot obnubilé par sa capacité à séduire les femmes, et un grognard affabulateur attendant au seuil de la mort qu'une scène s'offre enfin à lui (si vous n'avez pas vu le film, je vous laisse deviner qui est qui).
Mais voilà sans doute une des différences criantes entre le cinéma actuel et ce qui ressemble à un âge d'or du cinéma français. Quand aujourd'hui une longue série disparate d'éléments laborieusement agglomérés ne sert qu'à servir une trame, il y a 80 ans, c'était a peu près tout le contraire. Cette même trame, gracieuse mais facilement repérable, n'était que le point de départ des mille-et-uns plaisirs évoqués plus haut. Dans un cas un but, décevant; dans l'autre un point de départ, enivrant.