Le film de Pierre Chenal est une curiosité en ce qu'il emprunte à divers modes d'expressions cinématographiques. Mélange de baroque, de réalisme poétique puis, au dénouement, d'expressionnisme, cette histoire d'amour doublée d'une intrigue de type policier puise son originalité dans son éclectisme-même.
La relation amoureuse entre Frank Davis (Erich von Stroheim), un homme déjà âgé et dévisagé, et Jeanne, jeune fille aveugle -deux êtres déshérités et isolés- nait puis existe sur le mode des amours poétiques et prédestinées, à la manière du duo Prévert-Carné. Elle s'en détourne pourtant quand
Jeanne recouvre la vue, incident qui introduit le dénouement dramatique (comment recevra-t-elle la laideur de son mari?)
tout en consacrant le caractère philosophique de ce conte triste. Car la profession de Davis constitue une jolie allégorie.
Procurant à sa femme adorée le luxe d'un homme fortuné qu'il n'est pas, ce fonctionnaire intègre et concepteur de billets de banque sera dans la nécessité de se
corrompre dans la contrefaçon, une malhonnêteté qui n'est pas sans noblesse mais qui, avec la révélation d'un tempérament jaloux, entrainera la déchéance amoureuse de Davis.
Ce thème constitue l'intérêt majeur du film, surtout que l'interprétation d'Erich von Stroheim, quoique minimaliste, est fascinante (on n'en dira pas autant de sa partenaire Madeleine Sologne, un rien emphatique). Pierre Chenal construit plus ou moins habilement cette oeuvre foisonnante tant par ses attitudes stylistiques que par la diversité de ses idées. On lui reprochera cependant un certain manque de rigueur, une façon d'expédier trop vite certaines étapes du récit, en raison même de cette richesse.