The shape of water : le titre de la dernière livraison du réalisateur qu’on se plait à qualifier de « visionnaire » est parfaitement éloquent, et trouve, dès sa séquence d’ouverture, sa ligne de conduite : son film est avant tout une forme : plastique, ambitieuse, poétique et ostentatoire.
Jean-Pierre Jeunet n’a pas eu tort de s’en émouvoir : les parentés sont nombreuses entre son cinéma poétique et l’univers déployé par La forme de l’eau : une photographique verdâtre à souhait (La cité des enfants perdus), une jeune fille candide accompagnée par un air d’accordéon (Amélie Poulain) et des scènes insolites au fort impact visuel (la danse des pieds sur le lit et l’inondation de la salle de bain) de Delicatessen. Plutôt que de se perdre en dissertations interminables sur les limites poreuses entre inspiration et plagiat, on peut surtout y voir un indice supplémentaire du souhait du cinéaste : écrire un conte à l’artificialité assumée.
Car c’est bien là le propos, voire la finalité du film : en mettre plein la vue. On saura gré au réalisateur de quitter le grand guignol d’un Pacific Rim pour jouer cette carte, en retrouvant la dimension intime et plus sensible de l’échelle des individus, dans laquelle il excella pour Le labyrinthe de Pan. La forme de l’eau est un film de matière, qui camoufle avec talent ses recours au numérique, et de ce point de vue, fait montre d’un talent tout à fait salutaire : le jeu des lumières, la créature elle-même, les atmosphères, le charme même de la protagoniste, un peu rêche et sortant des canons féminins de circonstance, sont autant d’atouts qui affirment sa singularité.
Quelques morceaux de bravoure insistent sur ce point : del Toro cherche avant tout à capturer les mouvements de l’émotion. Par un montage alterné efficace lors de l’exfiltration de la créature, des travellings amples et maîtrisés le long des façades ou des corridors, il valse avec ses personnages et, secondé par une musique assez insistante, souligne en permanence ce que l’image montrait déjà avec une insistance certaine.
C’est la raison pour laquelle son film est à ce point saturé de citations : l’ancrage dans les 60’s de la guerre froide est déjà en soi l’occasion d’une reconstitution très ostentatoire, mais elle ne suffit pas au cinéaste, qui intègre aussi la comédie musicale par de multiples clins d’œil, notamment aux Chaussons Rouges et au cinéma de Stanley Donen dans ce chant amoureux venu sublimer un repas en tête à tête. Tout est cinéma, jusqu’à l’appartement lui-même, au-dessus d’une salle à diffusion permanente.
La démonstration est un peu poussive, mais pourrait garder son charme si elle entrait en osmose, comme la forme de l’eau, avec de véritables personnages. C’est là l’écueil majeur du film : buter souvent sur les récifs de la caricature. Notre trio de gentils personnages (la célibataire un peu terne, la grosse noire et l’homo esseulé) affronte des homophobes, racistes, sadiques intolérants à la différence. Et puisque del Toro sait son cinéma investi d’une touche un peu trash, il prend bien soin d’ajouter çà et là quelques ingrédients gores, comme un chat décapité, des membres pourrissants, ainsi qu’une dose non négligeable d’érotisme conférant à l’œuvre un statut de conte upper class.
L’écriture ne s’en trouve pas pour autant sauvée : le personnage de Michael Shannon fatigue par ses excès, et, plus grave, la romance est assez peu convaincante. Sur un film de deux heures, del Toro expédie l’essentiel, la rencontre et la prise de contact entre les deux futurs amants. Il manque la lenteur, la peur, la fascination, et une véritable attraction pour convaincre. Sur des rails, la jeune femme est destinée sans vraiment savoir pourquoi, à trouver un charme indicible à cette créature qui, en un œuf dur, cerne la tendre beauté inhérente à une part de l’humanité.
Tout le récit à venir suit cette logique frustrante : le mouvement est surtout celui de la cavale, et non de la connaissance de personnages. L’émotion est celle de la fuite en avant, et de deux fusions, l’une dans une salle de bain, l’autre dans la mer : les images sont très belles, et dignes de figurer sur l’affiche. Mais les courants qui y mènent sont un peu tièdes. On a beau, à l’image d’Elisa, rajouter précipitamment du sel dans l’eau pour assurer la survie du récit tout entier, sa saveur manque singulièrement de contrastes.