La forme de l'eau est à la fois un conte, dans lequel on peut penser à la petite sirène ou la belle et la bête, mais aussi une satire sociale formidablement cynique de l'Amérique (et du monde "développé" ) des années 60, et de ce qu'elle a engendré par la suite.
La petite Sirène de Disney perd sa voix alors qu'elle sort de l'eau, et doit faire face à ce handicap pour séduire son prince. Notre héroine ici ne fait pas autre chose, car elle est muette depuis son plus jeune âge et présente des signes de griffure sur le cou
Qui s'avèreront ensuite être des branchies, et renforcent le questionnement sur son origine et son côté rêveur.
. Le prince est certes différent, mais pour le séduire elle recourt à la danse et à la musique. Il la séduit car il ne voit pas, comme les humains, sa différence et la fait se sentir normale, ou bien juste ose-t-elle tout ce qu'elle s'interdit, introvertie qu'elle est parmi ses semblables. La bête a donc séduit la belle, mais fait l'unanimité contre elle ou presque. Son sort importe peu aux hommes, pour qui cette monstruosité doit être étudiée ou/puis détruite.
La société dépeinte ici est une caricature des années 60 aux États-unis.
La société de consommation se développe, et tout est bon pour faire marcher son commerce, qui se mondialise de plus en plus. Les mauvaises tartes sont fabriquées dans une usine puis distribuées, es franchises font perdre toute leur âme et les contradictions dans le vendeur de tartes sont frappantes : il imite un accent de Baltimore, venant du Wisconsin dans un restaurant pseudo italien. Le vendeur de Cadillac vend avec des arguments fallacieux ses voitures, le meilleur étant que cela vous caractérise comme une personne de statut social élevé. La famille américaine est ici décrite comme vide et ennuyeuse, ne pouvant profiter d'elle même se réjouit d'être à Baltimore, une ville où "personne ne veut être" et se complaît dans les acquisitions.
La lutte contre l'autre bloc poursuit chacun à préférer détruire une chose inconnue plutôt qu'elle ne profite à l'autre camp, à pulvériser de violence sans penser à l'humanité. Le ridicule de la recherche d'un commando russe (en fait trois personnes lambda) évoque peut être aussi la chasse aux sorcières.
La lecture de la "pensée positive" par cet homme, ancien soldat (Viet Nam ?) n'ayant pas trouvé de but dans ses combats, montre qu'il cherche néanmoins une philosophie à travers sa vie, qu'il ressent le vide autour de lui, dans sa famille. Il s'en ouvre au général vers la fin, qui le remet dans le chemin en lui expliquant la différence entre "les deux droitures : celle de ne pas merder, et celle qu'on exporte, car on n'en a pas besoin".
L'ambiance à la Amélie Poulain qui règne au début aide à poser l'héroïne comme une rêveuse, décalée de fait de son monde car exclue par son mutisme. Son attirance pour un être lui aussi peu commun
et finalement ses rapports avec cet être
la sortent d'autant plus du monde, relié au réel par des amis et par un humain torturé donc monstrueux. Le dialogue est fort entre un univers de conte de fées et le monde cynique et violent. Le savant russe y laisse des plumes, de même que son amie femme de ménage.
Ce film parle de la société telle qu'elle a enfanté le monde dans lequel nous vivons maintenant (on en comprend le développement), et du monde dans lequel nous vivions quand nous étions enfants. (Un peu de Jean Pierre Jeunet dans ce film?) Il évoque la contradiction, de la violence de leurs rencontre, de nos désillusions, et finalement fait la part belle aux rêveurs et aux amoureux, vivants.