Voilà déjà plusieurs heures que j’ai vu ce film et je me sens irrémédiablement obligé d’écrire quelques mots dessus, parce que j’ai du mal à comprendre ce qui s’est passé durant ce visionnage, j’ai rarement ressenti ce genre de frustration, de voir un tel potentiel cinématographique se briser sous mes yeux, cette Forteresse Noire m’intrigue et m’obsède … Et pourtant je dois bien avouer qu’il ne m’attirait pas tant que ça à la base, je ne suis pas un fervent admirateur de Michael Mann, disons que j’ai davantage scotché sur l’affiche, ce genre de contre-jour un peu à la The Thing qui m’a plu, et aussi et surtout car c’est un film d’épouvante, le seul du réalisateur si je ne m’abuse, j’ai fini par me lancer à corps perdu.
Dans l’inconnu donc, l’accroche de SensCritique n’est pas franchement explicite : "Avril 1941 en Roumanie, des soldats allemands prennent possession d'une forteresse bien que son gardien les mette en garde sur une présence surnaturelle"; bon déjà il y a l’idée d’un antre perdu dans les Balkans, en Transylvanie pour être exact, zone ouverte aux fantasmes les plus ténébreux, le paranormal se mélangeant au contexte de la seconde guerre mondiale. Intéressant, je valide.
Dès l’ouverture du film on sent qu’il va se passer un truc, la brume qui recouvre les paysages montagneux, les troupes nazis qui entrent dans un petit village hors du temps sous de langoureuses notes de synthétiseur, des murmures étranges qui résonnent, l’ambiance est déjà posée, rappelant d’ailleurs celle du Convoi de la Peur de Friedkin. Puis le capitaine Woermann (Jurgen Prochnow) pénètre dans cette immense forteresse accueilli par le gardien des lieux l’avertissant d’une menace invisible, des croix scellées l’entourent, c’est oppressant à souhait, quelque chose de mystique déborde du cadre, bref immersion totale. Puis ensuite on assiste à une séquence d’un tout autre genre qui va déjà bouleverser l’intrigue et surtout le ton du film, celle du soldat et du flash de lumière, j’ai été immédiatement surpris par l’aspect quasi clipesque de ce passage, c’est très stylisé, la composition musicale montre un tout autre visage, ressemblant à celui d’un Midnight Express by Moroder, l’anachronisme de la hype électro 80s choque un peu mais a l’avantage d’être original et déroutant. De cette caverne effrayante jaillit une force rayonnante qui réveillera tel le shining un inconnu, joué par Scott Glenn qui lui campera un personnage pour le coup bien obscur.
1941, la conquête hitlerienne est à son apogée en Europe et le masque de la terreur sera porté par un Gabriel Byrne glaçant tel le Amon Göth de La Liste de Schindler préférant fusiller les villageois par excès d’autorité dans une traque des partisans plutôt que de se pencher sur les réelles raisons mystérieuses qui entourent les lieux. Raisonné par Woermann il finira par faire appel à un juif infirme (Ian McKellen) accompagné de sa fille pour résoudre l’énigme d’inscriptions gravées dans le marbre des murs de la forteresse. À ce moment précis le scénario se montrait très cohérent et passionnant, on ne demandait qu’à percer ce mystère, de plus l’écriture est appliquée avec des réflexions humanistes, le film était on ne peut plus séduisant en tout point. Puis, tournant majeur, l’apparition d’une créature dévoreuse d’âmes drapée d’un épais manteau de fumée tournoyant, les yeux et la gorge d’un rouge vif, tout droit sorti d’un univers lovecraftien, le rendu esthétique est extrêmement bluffant, et même si les effets spéciaux sonnent kitsch on prend largement.
Cependant l’instauration de cet élément démoniaque va faire basculer le récit dans un script davantage ouvert à la facilité, on le constate au niveau des dialogues et surtout des nouveaux enjeux, à la moitié du long métrage une certaine baisse de qualité et de fluidité se fait ressentir, les relations entre les personnages sonnent faux, notamment celle entre celui de Scott Glenn et la fille du traducteur, il y a un manque assez net de profondeur, le fil conducteur perd peu à peu pied ... et tout s’accélère très vite, trop vite.
En fait j’ai eu l’impression d’un éparpillement, je suis sorti de mon immersion, trop de choses à assimiler, et le coup de grâce tombe lors de cette ultime partie complètement what-the-fuck où même si le rendu visuel est toujours aussi réfléchi la sur-théâtralité et le déluge d’effets luminescents fait que la puissance mystique que dégageait l’œuvre se transforme en production série Z le temps d’un affrontement final en mode "emballé c’est pesé" limite outrancier, là j’ai cru rêver, la bérézina. Générique. 'gloup'. En fait la réponse à cette dégringolade est très simple, choqué je me suis empressé d’aller feuilleter le web et en fait Mann a bien été contraint de voir son montage initial de 3h30 charcuté de 2 heures par la production pour arriver à un quota de 90 minutes, autant dire une manœuvre totalement contre productive par rapport à l’ampleur ambitieuse du projet. Rajoutez à cela des conditions de tournage cauchemardesques, des prises de vues rallongées de plusieurs mois, le décès du superviseur des effets spéciaux Wally Veevers, le climat pluvieux et frigide, les problèmes techniques, sans oublier le côté maniaque de Mann qui n’arrangea rien à l’affaire. Résultat des courses, un accueil critique catastrophique faisant perdre près de 2M$ aux studios, depuis le DVD n’a même pas été distribué et le fameux Director’s Cut semble prisonnier des placards poussiéreux de la Paramount.
Une véritable désillusion que cette expérience de la Forteresse Noire, ce film transpirait tellement le chef d’œuvre par tous ses pores, les ingrédients les plus prestigieux étaient réunis, une réalisation parfaite, une ambiance envoutante, un casting exceptionnel, une direction artistique magnifique, un mystère fascinant ... mais le manque de cohérence dû aux divers raccourcis du récit a eu raison de la démarche de Michael Mann, plongeant son film dans les abîmes du ridicule, une véritable mutilation en règle qui fait mal à notre cœur de spectateur en quête de magie cinématographique. FRUSTRANT.