Ça fait bien trop longtemps que je veux écrire un truc sur ce type, alors autant que ce soit sur ce film auquel j'attribue un bon gros 10. Un film qui aurait aussi bien pu s'appeler Bruce Lee et je me fous royalement de l'image nanardesque qu'il véhicule parfois, suintante de ses multiples détonations de coups à assommer un tyrannosaure et de WATAAAH en séries. Non, ce film est grandiose.
Dès la scène d'intro et l'apparition du costume blanc dans la nuit d'encre déchaînée, le film installe d'emblée son climat pesant d'une douloureuse contention sous les notes musicales mêlée aux trombes agressives. Et dès le plan sur le visage de Chen Zhen éploré, tu comprends d'emblée que l'ensemble va devenir monstrueusement euphorique dans peu de temps... Et quelques minutes plus tard, les japonais débarquent, menacent l'école, un chinois à leur solde joue la provoque criarde et ce n'est plus Chen Zhen qu'on voit à l'écran fermer le poing à s'en faire craquer les jointures, mais bien Bruce Lee, totalement habité par son rôle et à deux claques de l'explosion. Bruce, le gamin de 13 ans qui a décidé d'apprendre à se battre pour ne plus se faire tabasser la gueule dans la rue et qui est devenu un des plus grands artistes martiaux de tous les temps.
Et c'est ça qui fait de ce film une perle unique. Le personnage central, c'est Bruce Lee, montrant ici tout un pan de sa réelle personne, en osmose totale avec Chen Zhen. Un homme de rage contenue et de force tout juste tranquille, funambule de haut vol au dessus d'un gouffre de fulgurante déflagration.
Lee est un homme de respect et de loyauté, une fleur d'amour fragile sur le cratère d'un volcan tout juste endormi et qui risque à tout instant de se laisser emporter par l'excès passionnel vers son inexorable fatalité.
Ce scénario aurait pu donner un très mauvais film ou il aurait pu, plus probablement, donner un film de kung fu classique du début des années 70, avec combats linéaires sur travelings, zooms faciaux et passages en vue subjective "prends-toi-ça-dans-ta-gueule", avec supplément "bruit de shotgun" de rigueur à chaque coups portés. Sauf que là, non. Là, c'est Bruce Lee qui joue. Et Bruce Lee (je vous emmerde) joue bien.
Si on lui passe ses quelques essais plus ou moins réussis et plutôt hésitants de tenter la comédie en se déguisant, passages faisant plus tache qu'autre chose sur le reste du film, l'homme, qu'il soit paisiblement assis sur la tombe de son maître, qu'il se prenne un coup de pelle dans la trogne alors qu'il largue toute la flotte de son corps à même le sol en hurlant à la mort dans la boue, qu'il se laisse aller à faire rugir sa rage sur la tronche de grappes de japonais comploteurs ou porte un pousse-pousse à bout de bras, s'avère touchant de sincérité et d’imprégnation.
Mais bref, suffit. On veut voir Bruce fracasser des crânes, et t'inquiètes, il se prive pas.
Oui, c'est Bruce qui joue, et au delà d'être (je vous emmerde) un bon acteur, il est surtout, et définitivement, un des plus grands praticiens que le cinéma ait connu, pour ne pas dire (mais en le pensant très haut) LE plus grand. On est en 72 et l'art de la chorégraphie martiale est encore relativement sobre, ce qui donne bien souvent des combats s’enchaînant dans leur similitude et devant trouver leur singularité d'une manière ou d'une autre, comme usant d'une certaine violence exacerbée par exemple (cf La Main de Fer) ou un personnage central féminin (cf Hapkido). Ici, le mec qui fait face à d'autres mecs est à lui seul un coup de poing dans l'estomac d'une force titanesque. C'est un regard inégalé, une gestuelle d'une grâce féline, effleurant tout juste le sol de ses pieds aussi rapides que posés et jouant de l'espace avec une volupté effarante. C'est une technique démente offrant une leçon de son propre art dans, cinéma oblige, ce qu'il pouvait avoir de plus spectaculaire. C'est un petit air nonchalant et arrogant ultra plaisant devant la toute relative faiblesse de ses adversaires, retombant sur ses pieds sans la moindre difficulté, passant tranquillement son pouce sous son nez (oui vous adorez quand il fait ça hein ? C'est normal, à ce moment précis, c'est le mec le plus classe du monde). C'est des cris de fureur lors de sa progressive monté de colère jusqu'à son éruption finale de destruction massive. C'est un visage paradoxal, tout en douceur pensive et en crispation hargneuse... C'est le charisme à l'état pur.
Ce film reste définitivement le plus abouti et le plus "vrai" de la brève carrière du Petit Dragon, devenant une branche du cinéma à lui tout seul, offrant la mythique scène du "seul contre tous", sortant nunchaku et colère destructrice, présageant un final dans une suite de combats mémorables jusqu'au célèbre duel nunchaku-katana, tout en souplesse et en passages de pouce sous le nez. Mais le mieux reste les petits combats, contre les types lambda de bas étage, pauvres hommes de main et gardes divers qui se font fracasser la gueule dans une ultra violence qu'un seul homme, forgeant brutalement sa Légende, pouvait rendre si crédible et plaisamment jouissive...
Le tout culminant vers le final tragique et Ô combien fidèle aux personnages, tant Chen Zhen que Bruce Lee.
Le Petit Dragon s'est éteint il y a 40 ans aujourd'hui.