Poussé par la sortie et la découverte récente de "La Vie d'Adèle", j'ai décidé de revoir ce film qui m'avait bouleversé lorsque je l'avais découvert il y deux-trois ans, laissé silencieux, physiquement épuisé. Il m'avait fait l'effet d'une claque, d'un instantané chef-d'oeuvre, d'une oeuvre fleuve où la beauté du cinéma croisait le regard social. Redécouvert aujourd'hui, le film m'a fait le même effet que la première fois, trouvant facilement sa place dans mes vingts films favoris. La subtilité de son discours, social comme cinématographique, n'a rien perdu de sa puissance. C'est cela qui est infiniment beau dans "La Graine et le Mulet", cette liane nouée, tressée que forme la multiplication des regards : le regard d'un homme et d'un cinéaste, dans sa distance et son implication délirante à la fois. Kechiche n'est rien de moins qu'un fou, passionné, habité. Il voit le monde comme la sublimation du réel, où l'énergie s'épuise et ne se recharge que tout au bout. L'âpreté du naturalisme et la dramaturgie sophistiquée du romanesque n'y font qu'un, s'enlacent et s'épousent sous son regard intense. La transe finale de Rym est sa transe à lui aussi. Il filme jusqu'à mourir peut-être, jusqu'à devenir fontaine, fontaine de scènes et de sueur, de blocs qui s'enchaînent au rythme de la danse. Le film est long, sa fin semble ne jamais se finir, les visages y sont durs, jamais prêts de déposer à leur logorrhée le point final attendu, tandis que dans leurs perles de sueur s'en vient mourir l'énergie restante. "La Graine et le Mulet" se finira sur un corps, découpé de noir, au loin, qui tombe par terre, épuisé.
Si les trente dernières minutes forment sans doute la ou l'une des plus belles fin de l'histoire du cinéma, c'est qu'elles rassemblent tous les fils que le cinéaste aura pris soin de délier tout au long du film, l'histoire d'un homme autant que la globalité d'une certaine vision sociale, du lyrisme autant que du naturalisme, de son âpreté autant que son érotisme diffus ; pour en faire le point de fuite d'un rêve de cinéma à l'apparence d'un fleuve où coulerait corps et images. Il n'y a pas de méchants chez Kechiche, il y a juste des femmes et des hommes, qui dialoguent de leur regard serré, de leur ventre vibrant, de leur accent délivrant mille beauté : et l'homme qui se tait en sera la victime. C'est l'immense cruauté du film, cette fascination passionnante pour son héros maigre et taiseux, écrasé par le poids sublime et pourtant si oppressant de la langue qui s'incarne autour de lui. Slimane se tait, Slimane ne dit rien, et le cri qu'il va pousser n'est qu'un cri de silence butté. Sa mort si belle et si triste sera montré dans le silence, et au loin résonneront les bruits de la fête dont il finira si loin. C'est en redonnant le peu de parole, le peu de pouvoir qui reste, celui d'être le héros d'un film, à cet homme là, que Kechiche trouve sa générosité la plus évidente. Raconter dans le bruit et la danse vacillante des corps et des mots qui bientôt ne feront plus qu'un ; l'humble aventure d'un homme à qui l'on a voulu faire croire qu'il avait déjà eu le temps de s'exprimer. Alors qu'il coure après sa graine et son mulet, après la preuve qu'il existe encore et peut encore crier, la main sur son estomac maigre ; loin de là une fille danse et secoue son ventre plein sous les bruits de la fête. Ce sont deux transes que filme Kechiche, celle, silencieuse, rigoureuse, lente, d'un homme qui veut hurler au monde qu'il est encore là ; et la sienne, celle du cinéaste, qui filme jusqu'au bout les corps danser, les corps s'épuiser, les corps suer, et s’effondrer. Rym et Slimane sont loin l'un de l'autre, ne se retrouveront jamais, et pourtant, il se parlent depuis tant de minutes comme il ne se sont jamais parlé. Ils se disent ce que personne avec les mots ne peuvent dire, constructeurs d'un langage du corps et de l'énergie. Dans le restaurant de Slimane, on oublie le couscous parce que sur la scène, un corps circule et se débat, sensuel et cru, comme une langue qui s'agite, comme un mot qui se dessine dans la bouche, et ce mot c'est le mot "vivre". La fin de Slimane sera aussi la fin du film. Mais au loin la graine arrive. Alors cette fin devient début, devient naissance. Slimane est par terre et son cœur ne bat plus, mais on pourrait y entendre un bruit. Une voix, la sienne, qui s’élève doucement, pour la première fois.