Étirer les scènes, laisser les personnages s’exprimer et permettre au spectateur de comprendre ce qu’on ne voit pas.
Voilà le cinéma d’Abdellatif Kechiche. J’ai du mal à comprendre pourquoi est ce que voir des scènes que je connais déjà, les repas de familles où on plaisante un peu maladroitement entre nous, féliciter la maman d’avoir cuisiner « avec amour », la petite table des enfants à part, le vieux patriarche taiseux, le port de pêche, les vieux au troquet qui commèrent sur les dernières rumeurs…
Ce film montre des scènes qu’on a tous déjà vus, et la distance induite par la position du spectateur crée une meilleure compréhension de nous mêmes. L’émotion est là.
Kechiche a une profonde tendresse pour des personnes qu’il ne juge jamais, particulièrement les femmes. Filmer des femmes faire la cuisine ensemble, la petite société qui se crée à se moment là, où l’intimité d’être peu et entre femmes provoque un relâchement, on raconte les ragots qu’on ne peut dire devant la famille étendue.
Filmer cette organisation patriarcale des tâches ménagères (il n’y a que des femmes qui cuisinent (sauf à un moment où un jeune garçon les aide)) impose un questionnement philosophique : est ce que filmer sans condamner cette situation inégalitaire implique une approbation ? Je ne pense pas, Kechiche filme le réel, le réel est inégal. Ça ne veut pas dire que dans cette situation ces femmes sont malheureuses, ni forcément heureuses d’ailleurs. C’est probablement hors de propos pour ces femmes de questionner cet état de faits.
On le sait Kechiche compose son film pendant le montage. Il tourne énormément, fait beaucoup de prises de multiples points de vues puis compose sur la table de montage. Ce qui fait que le montage a un rythme soutenu, les gros plans sur les visages abondants. Étant un GRAND amateur d’Hong Sang Soo et de ses plans séquences en prise large ça m’a déboussolé, je ne suis pas sûr que c’est ce que je préfère chez Kechiche. Il ne laisse pas place à la contemplation c’est dommage. Par exemple le plan où Slimane fume à la fenêtre donnant sur le port, j’aurai aimé qu’elle dure beaucoup plus longtemps, ce plan caressant le sublime.
Encore une fois la population immigrée est à l’honneur : des maghrébins du sud de la France. Kechiche aime profondément cette diaspora et montre une réalité de l’immigration bien différente et nuancée par rapport aux clichés nauséabonds populaires aujourd’hui : les gens s’assimilent. C’est inéluctable. Tout le monde parle français, boivent des bières, fument et ont des maîtresses dans la plus fidèle tradition française et pourtant on mange le couscous, on a un rapport plus ou moins lointain à l’Islam… eh oui Éric la réalité est là : les immigrés s’assimilent, se mélangent, se marient entre eux et on est tous capable de vivre ensemble même si on est différents.
En bref c’est un film absolument formidable où le réalisateur a un profond amour pour ses personnages notamment les femmes (il aime regarder les femmes parlant, vivants entre elles à la manière d’un Almodovar bien que Kechiche a très certainement un regard un peu plus voyeur). Entre HLM et port de Sète, l’émotion esthétique naît au travers de ces familles qui nous ressemblent tant.