Attendez, il va me falloir un instant pour laisser décuver mon cerveau, là... c'est que je viens de bouffer deux heures de dressage cognitif impitoyable où toute tentative d'élaborer en toi un syntagme dépourvu des mots super-méga-génial, incredible, amazing, awesome ou du sacro-saint cool se fait immédiatement châtier par une chanson ou par une séquence d'action propres à transformer toutes tes terminaisons nerveuses en whiskas.
La dérision à la sulfateuse, pour le style
Déjà, la première Grande Aventure LEGO avait été une profonde expérience d'agonie. (« Alors pourquoi tu retournes t'infliger le second pour ensuite venir baver ici, connard ?! – Eh, c'est bon, j'y viens ! »)
L'idée de payer pour se farcir un spot publicitaire géant dont la fonction principale est de vendre des jouets, c'est déjà une grosse audace en soi, juste pas forcément le bon genre d'audace. Mais alors, avoir droit par-dessus le marché à une diarrhée ininterrompue de gags régis par la seule volonté d'être cool en se foutant de la gueule de tout (à commencer par soi), au fil d'une intrigue n'offrant jamais deux secondes de répit à l'attention d'un spectateur pris en gang bang entre des scènes d'action résumables à du bordel et du bruit, ça devient franchement terrassant.
Mais bon, il se trouve qu'avec mon copain on venait de voir La Favorite de Yórgos Lánthimos – qui est très réussi, mais qui ne laisse pas en bouche un grand respect pour le genre humain – et qu'on voulait finir sur une touche plus joyeuse avant de rentrer à la maison. Alors j'ai plaidé pour Alita et lui a plaidé pour LEGO machin, là. Or il se trouve qu'il plaide mieux que moi, le con. Mais là, c'était franchement pas une affaire : cette purge vient de me donner envie de génocider mon espèce plus que toute la misanthropie cumulée de Lánthimos n'y parviendra jamais !
Tout, absolument tout est détestable dans ce film !
Je veux dire : c'est laid, c'est vide, c'est vain, ça braille... et bordel, ce cynisme permanent ! Mais comment peut-on trouver cela « sympathique », « pétillant » ou « rafraîchissant », comme j'ai pu le lire çà et là ? L'unique ressort humoristique ici consiste à tout tourner en dérision tout le temps, à désamorcer des situations avant même de les avoir amorcées et à se moquer sans même plus qu'on sache de quoi on se moque ni pourquoi on se moque. Vous rencontreriez quelqu'un en vrai qui aurait besoin quarante-six fois par minute de vous rappeler à quel point il est DRÔLE et à quel point il est COOL en se foutant de la gueule de tout et de tout le monde, vous appelleriez ça quelqu'un de sympathique, pétillant et rafraîchissant ? Non, ce serait juste un gros connard !
La Grande Aventure LEGO, c'est l'espèce de quintessence du vide ricanant d'un certain entertainment en vogue, pour lequel la dérision est devenu un ethos : c'est une dérision sans objet, qui n'a plus rien à communiquer sinon une posture censée conférer l'air malin face à tout et n'importe quoi. Le sommet de la vacuité de cette merde est atteint de façon ahurissante lorsque les personnages, dans un énième ballet débilitant, se mettent à brailler en substance que tout ne peut pas être super méga génial tout le temps mais que si on s'aime tout redeviendra super méga génial quand même ! Rajoutez des « youhou ! » et des « waaaah ! » en guise de ponctuation, le tout dégueulé à une cadence infernale. Mais comment peut-on infliger ça à ses gosses avec autre chose que la volonté expresse de les abrutir ?
Éloge de la lenteur
Une auteure que j'aime beaucoup, Simone Weil (avec un W, pas avec un V : la philosophe, pas la femme politique) rédigea des carnets pendant son travail en usine à la fin des années 30, duquel elle tira de ferventes convictions anarcho-syndicalistes d'une part et – ce qui nous regarde davantage ici – d'essentielles considérations sur la nature du travail. La plupart de ces considérations étaient, au sens où elle les entendait, à étendre à toute forme de travail au sens large : fût-il question de manier une machine en usine, de sculpter du bois dans un atelier, de résoudre un problème d'algèbre sur sa paillasse d'écolier ou de prêter attention à de la musique allongé dans son lit. Parmi elles, figurait l'idée que la cadence était peut-être le facteur le plus sous-estimé de l'aliénation. C'est qu'a priori, on tend à penser que la cadence est une donnée intensive, susceptible de faire varier tout au plus le degré de pénibilité d'une tâche, pas la nature de la tâche. Or, pointait Weil, il y a dans la cadence un seuil critique à partir duquel l'attention ne peut plus suivre le mouvement imposé, et c'est alors précisément la nature de la tâche qui s'en trouve transformée. De l'ouvrage, on passe au labeur : car sitôt qu'entre deux informations à traiter, l'intervalle ne suffit plus pour que la pensée s'y loge, l'intelligence incapable d'investir son objet devient spectatrice passive du corps à la tâche. Le travailleur, empêché de demeurer auteur de ses états, les subit, réifié, faisant en son for intérieur l'expérience atténuée – mais non moins mortelle pour peu que la tâche s'éternise – de ce que c'est qu'être un corps inerte, machine ou cadavre ambulant.
Le répit est la condition de l'attention, et l'attention celle de l'intelligence. Sans répit, la conscience fonctionne par réflexe : sa réaction à la tâche n'est alors plus que le déroulement de comportements préconditionnés ; rien de personnel n'est plus susceptible de s'y élaborer – ni création, ni enrichissement. Tout élan de l'imagination est d'avance stérilisé, puisqu'elle n'a plus d'espace où œuvrer.
Qu'on applique, comme le souhaitait Weil, cette considération à la réception des œuvres d'art : dire que des films avec des cadences pareilles abrutissent, ce n'est pas simplement dire qu'ils rendent bête ; c'est, en un sens bien plus radical, plus métaphysique que cela, dire qu'ils réifient leur spectateur, en le ramenant à un état brut plus proche de la matière inerte mue mécaniquement par des stimuli extérieurs que de l'être intelligent disposant de soi. Les réactions de la salle auxquelles j'ai eu droit face à cette Grande Aventure LEGO 2 en étaient une illustration patente.
Normalement, devant une comédie, on peut entendre dans la salle l'intelligence des spectateurs à l'œuvre, en train d'aller au devant de l'humour pour le penser et se l'approprier. Les spectateurs ne rient pas tous pareil. Ils ne rient pas aux mêmes choses ni aux mêmes moments : certains amorcent le rire en avance, en voyant la plaisanterie arriver ; d'autres en retard, le temps d'en avoir capturé tout à fait le sens. Surtout, les émotions manifestées par le rire varient ! Ici, le gloubi-boulga envoyait aux spectateurs des signaux sonores ou visuels standards du gag – un peu comme on enverrait des impulsions électriques dans une grenouille morte pour la faire tressaillir. Et la salle riait en rythme d'un rire uniforme, machinal, poli... à peine émis, et déjà chassé par le suivant. Aucun des gags en question n'étant en soi autre chose qu'indigent, il faut abrutir par la cadence pour que l'attention n'ait pas la capacité de s'en formaliser. Tu m'étonnes après qu'on ait une recrudescence des troubles de l'attention chez les enfants s'il y en a qui n'ont été divertis que devant ce genre de trucs qui les bombarde !
Il y a des centaines de films d'animation en provenance du monde entier pourtant qui s'adressent à l'intelligence des enfants, à leur sensibilité, à leur imagination... Ça, ça prétend avoir pour thème la reviviscence de l'imagination, alors que c'est juste le genre de gros fatras devant lequel on benne son gosse pour qu'il arrête de faire chier tant que l'écran continue d'émettre du bruit. En plus, ce dont parle le film en arrière-fond – la difficulté d'un petit garçon à faire de la place pour sa petite sœur au sein de sa vie, de son espace de jeu et de son imaginaire – bien fait, ç'aurait pu se prêter à quelque chose de vachement touchant ! Gamin, j'ai eu une petite sœur au milieu de mes jouets avec la même différence d'âge à peu près que dans le film... alors je sais à quel point c'est vrai que deux imaginaires d'enfants qui essaient de se bouffer l'un l'autre peuvent se stériliser mutuellement, alors que quand ils apprennent à se compléter ils se décuplent. Mais c'est une affaire sérieuse, ça ! Pas une chiasse ♫AmaZIncREdibLAweSoCOoOooL♪ !
Par pitié, si vous voulez montrer à votre enfant un film qui parle d'un petit garçon qui doit apprendre à faire de la place pour l'arrivée de sa petite sœur, n'allez pas lui montrer ce truc. Montrez-lui Miraï, ma petite sœur de Mamoru Hosoda : c'est authentiquement drôle les fois où ça veut être drôle, mais à côté de cela surtout c'est tendre, c'est délicat... et ça parle à l'intelligence !